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Ça va tanguer


Il est vers les cinq heures de l'aprem quand je gare la Kangoo sur le bord de mon rond-point habituel. La cabane qui offrait il y a deux semaines l'hospitalité d'un plat chaud sur le coup de midi ou d'un café à toute heure, la cabane a déménagé sur le parking du grand magasin et un seul porteur de gilet jaune fait le pied de grue entre les deux chaussées de la départementale qui remonte vers l'ouest. Une Tramontane cinglante hurle aux oreilles, m'oblige à remonter le col de ma veste et à serrer mon écharpe. J'ai déjà aperçu cette sentinelle singulière, un homme de la trentaine, mais n'ai jamais conversé avec elle. Sous son gilet jaune, une veste de motard et sur son visage, une barbe de quatre jours qui n'est pas un effet de snobisme. Il me serre la main de façon chaleureuse et je capte son sourire avec plaisir, un vrai sourire, un sourire d'amitié avant que le premier mot ait été échangé. Dès les préliminaires de convenance sur l'injustice fiscale et pétrolière, nous nous comprenons. Il faut qu'on tienne jusqu'en mars, m'assure-t-il, après, aux beaux jours, tout le monde reviendra et Macron ne pourra pas tenir. Il bifurque sur le cynisme calculateur du président que je conteste, arguant surtout de l'étroitesse stupéfiante de sa vision du monde. Ce que nous voulons, ce ne sont pas des aménagements à la marge, insiste-t-il, c'est tout changer, c'est une révolution. On lâchera pas. Faut tenir jusqu'en mars, disons mi-mars…

Nous nous découvrons quelques affinités. Il est ouvrier de chantiers navals et j'ai jadis construit un bateau. Il en sait trente fois plus que moi, mais s'intéresse à ma petite aventure. En fer? Moi je travaille que la fibre de verre, m'explique-t-il, et je rêve de passer à la fibre de carbone. Et, tu as navigué sur ton voilier? Pas moi, je réponds, mais plus tard, il a fait le tour du monde. Moi, je l'ai fait à pied, le tour, j'étais pressé. De la navigation, nous glissons sur le moteur à explosion. Dès les premiers mots, je crains le pire sur le thème du complot technico-financier. Ils savent très bien comment fabriquer des moteurs qui ne consomment pas d'essence; ils veulent pas voir arriver ça sur le marché, y'a trop d'argent en jeu chez les pétroliers. Une 2CV passe, qu'il m'indique du menton. Tu vois, on n'a fait aucun progrès depuis cette 2CV. Tu trouves ça normal, toi? Je lui compte sur mes doigts les améliorations accomplies en cinquante ans. Mais, au fil de la discussion, je me range à son argument: les avancées techniques servent ce qui profite aux investisseurs, pas ce qui apporte joie ou confort aux humains. J'enchéris même, évoquant les merveilles pharmaceutiques servant à rassurer les vieux messieurs sur leurs faiblesses érectiles et les vieilles dames sur leurs rides faciales; moins à lutter contre la malaria. Ça le fait rire. Il voit loin, ce type.

Du Viagra, nous bifurquons sur l'habitat. Je suis un sauvage, m'assure-t-il, j'ai trois panneaux solaires et une grosse batterie, ça me suffit pour recharger mon portable, brancher mon ordi et regarder la télé. Je lui dame le pion: j'ai six panneaux solaires et je peux faire tourner en plus une machine à laver et un frigo. Tandis que nous battons le pavé pour nous réchauffer, les automobilistes passent dans la nuit naissante, klaxonnent, ralentissent, saluent à grands gestes. Tu vois bien, je lui dis, on vous acclame encore: une voiture sur deux manifeste sa solidarité. Sans parler des camions. Quand je lui demande d'où il est, il me répond par le nom d'une cité de banlieue que je connais. Nous virons de bord illico. Pour l'instant ils sont en train de tenir les murs, les gars de quartiers, dit-il, mais quand il reviendront ici, au printemps, il faudra faire gaffe. Nous on est pacifistes. Eux, non. Nous, on n'arrive plus à joindre les deux bouts. Eux, ils ont faim! C'est pas pareil. Ya pas moyens de gagner sa vie quand on habite en cité, y'a que le biz. Oui, je sais, je lui réponds, tous les garçons y passent un jour ou l'autre, tous. Dans mon quartier, me dit-il, j'en ai vu plein se faire pécho et assurer des aller-retours prison. Six mois par ci, six mois par là. Ils apprennent le métier et se font des réseaux. Pas le choix. Sinon, ils crèvent. Nous on est des gentils. Oui, eux, ils ont la rage, je lui dis. Ils ont pas la rage, il me répond en insistant sur chaque syllabe: ils ont faim! On commence à percevoir la ligne d'affrontement.

Me reviennent des paroles du fameux président Macron. A Bourg-de-Péage, devant des citoyens français adultes venus débattre des transformations à entreprendre, tout excité, en bras de chemise, le voici: "…mais la vraie réforme, elle vient avec la contrainte, les enfants!…" Je passe sur ce point de vue râpé à la corde selon lequel il faut souffrir pour améliorer son sort. Je m'arrête sur l'interjection: "…,les enfants!…" Ce paltoquet s'adresse à nous comme à des enfants? C'est qui ce type? Et deux jours plus tôt: "Les gens qui sont en situation de difficulté, on va davantage les responsabiliser car il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent." Il distribue les bon-points maintenant: ceux des inscrits à pôle emploi qui ne trouvent pas de taf, c'est qu'ils déconnent. Il n'a jamais attrapé le regard d'un chômeur lisant au bout de son index la liste des offres d'emploi un lundi matin dans le hall de Pôle emploi? Il ne sait pas que, sur les ronds-points, depuis deux mois, des Français ordinaires et plutôt bien informés débattent précisément de la fraude fiscale des multinationales, de la déconsidération des élus et des salaires mirobolants des patrons du CAC40? Qui déconne? Je quitte mon motard au gilet jaune dans la nuit devenue noire tandis que monte la lune encore presque pleine.

Un texto de Loïc m'attend sur mon téléphone. Loïc m'a repéré l'an dernier à un article paru dans Libé. Depuis, nous nous parlons au téléphone et échangeons sur la toile. Loïc m'apprend dix minutes plus tard qu'il n'a pas donné signe de vie depuis deux mois car il s'est fait casser la tête dans son squat par des mecs de la mafia bulgare qui lui ont tout pris. Hôpital, examens, merci au service public! Merci encore! Je l'interroge sur son traumatisme crânien. Il a perdu la sensibilité de sa main gauche, a du mal à conduire, mais pas de maux de crâne, pas de pertes de mémoire et pas de mauvaise humeur. Loïc est sdf, zadiste international, il a 42 ans, s'est investi dans Place Publique et habite de squat en squat. Il parle vite, clairement, sans jamais juger. Macron dirait-il de lui qu'il déconne? Lui parlerait-il comme à un enfant? Une heure plus tard, il fait suivre sur ma boîte mail un message de son pote Arthur. Arthur est aussi un squatteur, mais il est handicapé et circule en fauteuil roulant. C'est plus compliqué. Faute de remplir les cases administratives de l'allocation adulte handicapé, il ne touche aucune aide. Il ne veut pas se soumettre aux obligations qu'on lui réclame. Il n'a qu'un mot à la bouche, c'est liberté. Il ne se plaint pas, Arthur, dort où il peut, subit la rue version fauteuil roulant et compte sur l'aide de quelques potes dont Loïc; et des forains, quand il les rencontre, pour se laver, manger à sa faim et s'envoyer en l'air sur la grande roue qui lui rend, pour quelques minutes, les ailes qu'il a perdues. Sans doute, déconne-t-il sec, Arthur.

Le lendemain, je retourne sur le rond-point. J'y trouve une jeune femme qui m'avait une fois invité à croûter d'un sandwich-saucisse à la cabane. Une pancarte invite le passant à venir participer au débat national dans cette cabane de guingois flanquée de ses deux drapeaux tricolores claquant au vent de Tramontane. Je ne sais comment, la conversation s'engage sur la sécurité sociale: qui en profite et qui la paie. Se mêle à notre bavardage un bougon qui affirme que la France, elle est bien bas, elle est devenue moche la France. Je réponds que je lui trouve quelques bon côtés, moi, à la France. Le type signale qu'originaire de Lyon, il y est passé le mois dernier pour n'y plus jamais revenir. Trop déçu. Et qu'est-ce qui te déçoit? Il hésite car il m'a entendu nier que les étrangers soient responsables du déficit de la sécu. Il me regarde par en-dessous et souligne son propos d'un geste marcheur de deux doigts de sa main droite: c'est les bipèdes qui me déçoivent, les bipèdes, tu vois ce que je veux dire? Je crains de comprendre qu'il n'aime pas tous les bipèdes de la même façon. Nous en restons là.

En attendant, toute confusion assumée et malgré l'hiver qui mord, les gens aux gilets jaunes affutent leur regard et ne lâchent pas. Beaucoup se sont retrouvés à Commercy ce samedi pour lancer le premier débat de l'assemblée des assemblées. Contrairement à une rumeur, le mouvement ne faiblit pas, il godille, menacé par la prédation de la droite haineuse vers laquelle pousse l'arrogance du président. Personne n'imagine Macron et ses technos capables d'affronter les deux questions brûlantes de l'instant que sont le partage équitable du bien commun et l'affolement climatique. Le détroit est tendu de traquenards, mais nous sommes dedans.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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