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La banque de semences de Basudha





Au cours des années 1942 et 1943, une famine s’est abattue sur le Bengale. Il est plus exact de parler d‘une famine géopolitique provoquée par Churchill afin d’empêcher que les réserves de riz des paysans bengalis n'attirent les Japonais. Ceux-ci ayant déjà conquis la Birmanie, ne rêvaient que de mettre la main sur les merveilles de l’Inde avant de poursuivre leur expansion vers l’Ouest. Deux année de famine au cours desquelles, assure Debal Deb, les paysans ont préféré mourir de faim plutôt que de toucher à leurs réserves de semences. On ne touche pas aux semences ! Churchill gagna la guerre, merci ! Deux à trois millions de Bengalis moururent de faim (de toute façon, lâcha le vainqueur, ils se multiplient comme des lapins) et les Japonais ne mirent pas le pied en Inde. Mais les multinationales des semences n’ont pas l’élégance éthique des paysans et, d‘un bien commun ils ont fait, au cours des décennies qui ont suivi la guerre, une extraordinaire source de profits. Les graines ont été hybridées afin de ne plus pouvoir être ressemées. Elles se vendent chaque année aux paysans assorties de pesticides et d’engrais qui entraînent les sols vers leur mort artificielle. Mais poussent aussi les paysans dans des cycles de dépendances à l’emprunt, à la mécanisation, à l’accumulation des terres et à une chimie de plus en plus violente. Ces bouleversements met les cultivateurs, presque partout dans le monde, au bord de la disparition personnelle par épuisement et collective par écrasement du métier. Le point de rupture du métier de nourrir le monde approche. L’œuvre de Debal Deb depuis une trentaine d’années est de tenter d’y résister à son niveau. Pour cela, de restituer les semences au bien commun. Comme l’eau, l’éducation, le vent, l’énergie du soleil, la santé, de les restituer au bien commun vivant. Il anime dans l’Est de l’Inde, une banque de semences dont les produits ne sont pas vendus mais donnés à ceux qui ont métier de nourrir les autres : les fermiers.


Avec trois autres personnes et beaucoup de soutiens scientifiques et militants, Debal Deb cultive et donne, par sacs de quelques centaines de grammes, plus d‘un milliers de variétés indigènes de semences de façon à permettre aux paysans qui le lui demandent, de vivre de leur travail. Ça marche. La variété des semences permet à qui le désire d’adapter les graines aux écosystèmes, à la salinité de l’eau et à la composition des sols, aux variations climatiques et aux incertitudes du réchauffement, aux goûts recherchés et aux traditions culinaires. Tous les cultivateurs connaissaient ce grand art il y a encore trois ou quatre générations, ce qui en faisait une des activités humaines les plus savantes et les plus imaginatives. Des paysans qui ont souvent vite capté l’enjeu de l’offre de Debal, viennent maintenant de loin solliciter ses graines. Sa plus grande difficulté est de faire admettre autour de lui que ses semences sont gratuites. Incroyable ? Cherchez bien, autour de vous, que reste-t-il de gratuit dans l’existence moderne ? De vraiment hors marché ?


Debal s’est donc installé dans un coin de l’Orisa où subsistent encore quelques centaines de villages dits tribaux qui, de fait, restent plutôt étrangers à la marchandisation frénétique du monde. Je n’idéalise pas les tribaux d’une sorte d’essentialisme éclairé. J’ai vu disparaître en trente ans sous les coups de boutoir du tourisme, l’extraordinaire hospitalité des Marocains et de tant d’autres. Je sais aussi le goût des jeunes de ces villages comme d’autrepart pour ce qui tient à la modernité. Je comprends la tentation que les smartphones et des petites motos exercent sur ceux  ne veulent pas se laisser distancier par les magies de la modernité. Mais ils sont encore largement gens du collectif. Pour une fête de naissance, de mariage ou de mort, tout le village se déplace. À une réunion qui les intéresse, tous les jeunes viennent participer. Tout le monde se dit cousin, oncle ou tante. Les enfants sont éduqués par chacun des adultes du village. La part du commun est encore très large. La présence de Debal est à peine insolite, son geste de gratuité s’inscrit dans les manières de faire locales. Ça marche !


Reste le monde de la politique et du business, en particulier du côté de chez nous. Debal n’est pas le premier banquier gratuit des semences. Un botaniste russe génial des années trente, Vavilov, avait conçu sa banque de semences pour faire pièce à l’imbécilité collectiviste des Kolkhozes qui tuaient les paysans d’une autre manière, mais déjà en masse. Staline l’a fait assassiner sur le mode Navalny au prétexte qu’il menaçait le grand projet soviétique, ce qui était vrai. Les enjeux du réarmement de l’agriculture que Macron vantait il y a peu dans un de ses discours sortis du chapeau ressortit du même mythe absurde et mortel d’une domestication humaine de « la nature ». Seul le journal Le Monde a tourné en dérision dans un édito de février 2024 la fadaise du « réarmement chimique ». Mais celle-ci jouit encore de la faveur politique, journalistique, et surtout financière. Rappelons que c’est non pas un fermier qui dirige le syndicat agricole français majoritaire, c’est un financier. Comme si l’on confiait l’Orchestre National de France au PDG de Sony music entertainment. Ça ne ferait rire personne. Googlez son nom, ça vaut la peine. Comment les paysans réputés si malicieux ont-ils pu se faire emberlificoter de la sorte. Ils ont droit à l’erreur comme tout le monde, les paysans. Ils ont aussi le droit d’entreprendre des renversements comme de se mettre au bio en vente directe si l’idée leur en passe par la tête, de partager l’eau du ciel qui est un bien commun si c’est leur avis, d‘entreprendre des banques de semences gratuites comme Debal et Vavilov, de revenir à la polyculture comme leurs grands parents s’ils en gardent un bon souvenir, de jouir de la vie comme ils faisaient avant et de transmettre leur terre à leurs enfants comme ils en avaient rêvé. Il suffit de voir comment notre gentil premier ministre de la France a peur d‘eux, beaucoup leur est possible.

A propos
Bienvenue sur ce blog. Vous y trouverez mes réflexions sur... 
Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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