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Les paysans de Kumirmari marchent sur le fil




Nous sommes vingt-cinq à trente hommes, assis en cercle sur une natte en plastique bleu dans la salle qui abrite les rencontres des habitants de Kumirmari. Nous sommes venus à trois de Calcutta, en plus de Pranabesh qui retourne chez lui. Les autres, les paysans du delta (les Sunderbans), viennent d’achever une grosse journée de travail de la terre comme cela se fait ici et ailleurs, planter, semer, bêcher, consolider les digues, éclaricir ou transplanter, renifler le sol, soupeser les semences, imaginer la saison qui vient, s’interroger sur demain, sur aujourd’hui aussi, sur ce qui nous attend, les attend, dans un monde déboussolé. La réunion commence à l’heure. 


J’ai quitté mon logement vers 7 heures ce matin, attrapé un thé et un biscuit auprès du tchaï walla du coin de ma rue, négocié le prix du taxi vers Sealdah et joui de la ville défilant au hasard des rues, l’inépuisable chaos, l’habileté du chauffeur, le bourdonnement rassurant de la vieile Ambassador. Puis la gare de Sealdah, foule compacte, lente et vive à la fois, humble et aggressive, crade et magnifique. Je prends mon billet pour Canning local, cherche le quai 17, attends que s’allume en rouge le nom du terminus, attrape à la volée un café qui me brûle la langue, cherche des yeux sans succès le vendeur qui pourra me vendre The Hindu, le journal du matin. Et je saute dans le train avant qu’il ne soit plus possible d’y poser le pied. Pranabesh m’a balisé l’itinéraire jusqu’à Canning que je connais d’autres équipées. Je révasse en captant le paysage du delta défilant par la fenêtre noire de poussière du train. 


Pranabesh est au rendez-vous, souriant, affable, empressé. Nous montons dans un auto-rickshaw où nous rejoignent bientôt douze autres passagers. La route est souvent consolidée de briques cuites disposées en quinconce afin d’éviter l’érosion. L’érosion est partout ici, sur les chemins de crête, les rives d’océan et dans les têtes. Le cyclone Aila en mai 2009, puis Amphan depuis, ont ravagé les digues, emporté le bétail et les maisons et lessivé les sols sous un torrent de boue charriant moustiques et serpents. On a rafistolé les routes depuis. Par ci par là se dressent de ces longues cheminées de béton qui signalent un four à charbon de bois qui lui-même cuira les briques. Nous longeons une bande de terre étirée entre deux bras de fleuve dans un tape-cul qui se termine sur l’embarcadère. Puis c’est enfin la lente traversée dans la brume, d’île en ïle, sur une longue barque éfilée à l’élégance de demoiselle, déchargeant des sacs de patates ou de ciment, recevant des passagers en chemin vers le boulot ou l’école, vélos et motos penchés les uns sur les autres, les humains se serrant sur le platbord, surpris par le froid qui descend depuis trois jours de l’Hymalaya pour rappeler la démence bien réelle du dérèglement climatique. 


Lorsqu’à l’occasion d’une pause-thé  (tea-break !) de notre réunion, je demande à l’un des paysans s’ils se réunissent souvent, il me  répond avec un air mêlant gourmandise et fatigue que oui, très souvent… Oui, on se parle beaucoup. Ce soir ils ont un ordre du jour important et élémentaire à la fois, c’est ce qui a convaincu Pranabesh de m’inviter. Comment résister à la tentation des pesticides et des engrais industriels tout en s’assurant d’un revenu décent ? Y aurait-il une juste place à trouver ? Le premier homme à prendre la parole reprend ce que l’on entend à longueur de conversations. Ce qui détermine notre façon de cultiver, assure-t-il doucement, n’est ni notre connaissance des sols, des saisons et nos tours de main, ni le marché des produits, ni le gouvernement et ses lois, ni même les avertissements des scientifiques, Ce qui maintenant commande notre métier c’est l’industrie chimique. Ce sont les produits nous parvenant par barques entières qui disent les moments, les quantités, mais aussi les variété de semences qu’il faut désormais travailler selon des prescriptions obligatoires qui nous parviennent par le net. Le sentiment dominant est ici l’impression d’être vassalisés à une industrie chimique qui décide de tout. 


J’ai l’impression de retrouver ce que j’ai lu de la colère qui emporte l’Europe paysanne ces jours-ci. Tout est dit ici avec des mots de fermiers que me traduisent à tour de rôle Pranabesh et Amit. C’est dit sans colère aussi, mais avec l’urgence d’une certitude partagée. Au fil des interventions, tous confirment qu’ils sont ici pour résister ensemble à ce qui menace non seulement leur santé et celle de ceux qu’ils prétendent nourrir. Mais qui fera aussi disparaître et pour toujours, faute d’y prendre garde à temps, le vieil art paysan tellement érudit, datant de huit ou dix mille dans dans cette région. Ça, c’est moi qui l’ajoute in petto.


Dans l’après-midi qui précède cette réunion, Pranabesh m’a conduit sur un bord de l’île afin que j’y constate l’épuisement de la mangrove, souvent éparse, parfois même effacée. Puis il m’a présenté des citernes et des plans d’eau où certains paysans cultivent en pépinière les essences qui attendent d’être plantées dans la mangrove indigène. Il me les nomme, Avicina officinalis, Avicina marina, Avicina alba, Keora dont le fruit est si délicieux en chutney, assure-t-il, Gaeon qui s’adapte bien et offre aussi un fruit pulpeux. C’est la nature qui choisit où chaque espèce poussera, m’explique Pranabesh. Nous, afin de faciliter l’agencement des arbres, nous essayons de les comprendre, de dialoguer avec eux, de leur offrir la chance de s’entremêler afin de protéger les îles et ses habitants, aussi divers qu’abeilles, chiens errants, buffles, chèvres, humains, zébus, hérons gris et tant d’autres. 


La question posée à l’ordre du jour de la réunion n’est pas théorique, c’est une question concrète et à la fois elle est affaire de survie. La tête enroulée dans une écharpe ou couverte d’un bonnet de laine, les jambes croisées sous eux, sirotant leur thé, les paysans se parlent et s’écoutent, s’interrogent aussi, se demandent vers où avancer, à quel pas et par où commencer. Par exemple : L’époque impose un mode de vie dicté par ces appareils devenus indispensables. Personne ne se passe d’un téléphone portable et souvent même d’un smartphone. Ces machines informent, parlent à distance, payent les dettes, donnent des nouvelles des enfants. Mais elles imposent de disposer de liquidités. Nous sommes condamnés à vendre une part des récoltes pour disposer de liquide, assurent-ils, notre existence nous échappe. Nous sommes obligés de rencontrer ce cash là où il existe, sur le marché, d’échanger avec ceux de la ville. Jusqu’à ces derniers jours, dit l’un des fermiers, nous étions subalternes du courant majeur, celui qu’imposent les entrants chimiques. Nous devons redevenir le courant majeur pour faire ce qui nous tient à cœur à nous. Même si nous sommes une petite minorité, nous devons nous imposer et résister. Il nous faut trouver des façons de résister. 


De toute façon, dit un autre, ce que nous cherchons, n’est pas la solution globale, nous cherchons un compromis permettant, ici, à Kumirmari, d’avoir un revenu décent sans laisser sacager nos vies par les poisons. Avant, nous avions des animaux qui apportaient le fertilisant du fumier, ajoute un autre paysan. Nous les avons abandonné. Faut-il y revenir ? C’est une vraie question affirme un qui n’a pas encore parlé. Nous avons encore les chèvres. Mais ce sont les buffles qui manquent pour le fumier. Il faut procéder par petits essais, par tentatives observées collectivement. À une époque, nous avions eu l’idée de cultiver des tournesols, rappelle un autre encore. Mais les oiseaux des îles voisines venaient nous piquer les graines avant maturité. Tuer les oiseaux picoreurs ? C’est interdit pas des régulations environnementales sévères. 


Pour ce qui est de l’argent nécessaire à l’achat des semences libres de pesticides, les fermiers ont résolu pour l’instant la question par le prêt reversible et tournant. Lorsqu’un paysan a besoin de semences, il en emprunte à un voisin/collègue/ami à charge de revanche. Tant que personne n’en abuse, ça marche, c’est fragile, me dit Pranabesh, mais ça marche. L’argent tente souvent l’abus. Ce qu’il faut faire assure un autre paysan, sans que ça apparaisse comme une solution facile, c’est alterner les cultures entre nous et les combiner entre elles. Certaines permettront d’attraper du cash quand on aura de la chance. On gardera pour nous les semences de riz qui nous plaisent et on adaptera les autres à la qualité des sols, à la salinité de l’eau, aux caprices du climat devenu imprévisible. Mais il ne faut jamais se soumettre à la tentation de ce qui trop vite remplit les poches. On n’en revient jamais. 


L’un d’eux me demande si, au cours de mes visites dans d’autres pays du monde j’ai rencontré des groupes qui auraient résolu le problème qu’ils se posent ce soir. Je me lance. Je réponds que je connais deux endroits où certains paysans ont gagné des points. Ce sont des ouvertures, surtout pas des exemples à suivre. Chacun trouve sa voie. Je raconte donc en deux mots l’histoire de ND des Landes. Un aéroport absurde et des paysans expulsés. Les jeunes européens convergeant en masse vers cet endroit afin de soutenir les paysans, se mettant à cultiver, adoptant des habitudes terriennes, apprenant, observant. Il y a eu des batailles rudes, j’insiste, comme en Inde à une époque proche. Pas de morts, mais la bagarre dure depuis quarante ans et n’est pas terminée. 


Pareil au Mexique, une armée en lutte pacifique, des indigènes qui défendent à la fois l’art agricole et leur propre façon de vivre. Dans les, deux cas, on appelle ça culture d’ailleurs. La première chose qu’ils ont établi quand ils ont pris le pouvoir sur leur morceau de forêt, ça été d’interdire l’alcool dans leurs foyers et de décider qu’entre femmes et hommes on assurerait l’égalité. Inverser le rapport entre les paysans et les multinationales oblige à tout remettre en question. Pranabesh traduit en Bengali. Les paysans de Kumirmari écoutent ce bonhomme un peu vieux, un peu chauve, venu de loin qui leur parle d’ailleurs. À peine ais-je terminé, je m’en veux d’avoir introduit la logique de violence et d’avoir livré quelque chose ressemblant à un conseil. À un groupe qui vient m’en demander plus après la réunion, je fais part de cet embarras. Ça les fait rire. J’ajoute que, surtout, dans les situations que j’ai évoquées, comme ici, les gens se parlent indéfiniment. La solution technique, elle viendra du débat, d’expérimentations, d’imagination, comme ce que j’ai entendu ce soir. 







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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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