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Bouffonneries




Vendredi 29 décembre vers midi et demi, fin de l’émission radio intitulée Les Midi de Culture. Son animatrice confie l’antenne au présentateur du journal qui suit en lui lâchant une sorte d’au-revoir. Ah oui, répond le présentateur, un vendredi 29 décembre, on ne dit pas À lundi ! mais À l’année prochaine ! — Oh nooooon !, répond avec empressement l’animatrice que je nommerai GMS, Oh non, c’est une blague de booooomeur !… J’avais appris il y a quelques années qu’on appelait boomeurs la génération des baby-boomers, la mienne, née à la chaîne dans les années d’espoir qui suivirent la seconde guerre mondiale. Génération assignée à nettoyer de ses turpitudes un monde complètement gribouillé, génération sommée aussi, au minimum, d’en garder les folies à distance. Ce qu’elle n’a pas su faire d’ailleurs. C’est cette génération des boomeur qui avait inventé avec candeur les années libertaires 1960 et 70 honnies par les réacs de tout acabit, mais aussi moquée par les malins de la naïveté lucide, ceux qui ne feront aucune erreur ni en politique, ni en sexualité, ni en langage, ni en audace artistique. Voici donc le présentateur du journal de France-culture épinglé gracieusement de boooomeur potentiel. Le ton aimable mais pas dénué de condescendance en disait un poil plus que cette taquinerie, genre Oh non, ne vous faites pas passer pour un veux con. Vous ne l’êtes pas tant que ça. À une autre époque et dans un autre contexte, on aurait dit Oh non, c’est une blague de provincial ! Pas vous ! Ou encore, Oh non, c’est du travail d’Arabe, évitez-moi ça. Autant de pirouettes devenues de fort mauvais goût au nom de l’intersectionalité ou du wokisme, non, entre nous ça ne se fait pas. Le bord de la blague à ne pas franchir est pourtant invisible car différent pour chacun et tellement agité qu’on n’y est jamais prêt ni sûr de son coup. Heureusement, il arrive quand même que ce bord soit franchi. Plus heureusement encore, il existe des Frantz Fanon pour nous aider à voir le bord. Ce dernier, s’adressant à des gens dont la peau noire comme la sienne auraient dû leur suggérer de prendre au sérieux des écarts de langage plus vraiment rigolos, disait en substance : Lorsque vous entendez des propos antisémites, tendez bien l’oreille, c’est de vous qu’on parle !


J’avais été témoin d’une anecdote à peine moins lourde que le coup du boooomeur au Forum social mondial de Montréal où un de mes camarades, activiste remarquable par ailleurs, faisait rire aux larmes quelques Français en singeant l’accent québecois. Chaque cour d’école abrite un de ces farceurs primaires. J’ai d’ailleurs tendance à espérer que l’on puisse un jour rire de tout, y compris des calembours à grosse ficelle, des évocations douteuses et des situations douloureuses. Mais je crains de peiner à mettre en œuvre cet espoir si souvent hors d’atteinte. Seuls les beaufs du fond de la beauferie ont ri des grivoiseries et des mains agitées de Gérard Depardieu. Sur un autre registre, genre grave et indicible, j’ai le souvenir de la façon dont Nanni Moretti s’était fait dézinguer par une partie de la critique pas du tout prête à rire de la Shoah mise en scène avec une enfantine légèreté dans son dernier film. Il doit y avoir une façon de faire rire qui ne soit ni désobligeante ni crétine sans épargner pour autant les faux-jetons. Le ton ferait-il la différence ? Pour emboîter le pas à Fanon, disons que l’on devrait rire de tout à condition que la moquerie de l’autre soit davantage encore moquerie de soi-même. Le sens de l’humour serait alors de faire rire des autres à condition de s’inclure dans ces autres. En d’autres termes de ne pas prendre l’humanité trop au tragique. Peut-être GMS nous offrait-elle de rire du ridicule consistant à se croire protégée du destin de vieille radoteuse. Nous verrons bien.


Tout le monde n’est pas capable ou n’est pas prêt pour le grand art du burlesque qu’ont si plaisamment nourri Cervantes, Shakespeare, Rabelais, Sterne et tant de clowns superbes. La génération devenue celle des papy-mamy-booooomeurs disait jadis au sujet de leur futur grand âge, On a rien contre les vieux, on a quelque chose contre ce qui les a fait vieillir. À se moquer d’elle-même, la si brillante GMS gagnerait non seulement en vivacité, mais aussi en justesse philosophique et en élégance de base. L’art de rire de soi-même n’est certes pas l’antidote à toutes les bêtises du siècle auxquelles cherche à nous piéger le présent incertain. Mais le rire est une arme politique salutaire aussi redoutable que les explications scandalisées et les sacrifices définitifs. Rapelons-nous le fameux Nous sommes en guerre ! du Macron 2020. Tout était déjà inscrit dans cette bouffonnerie. Rire des bouffons pourrait juste opérer un premier tri parmi la bande d’arnaqueurs de la boursicote, bonimenteurs du développement vert et salopards des bombardements de civils, les uns comme les autres peu enclins à moquer leur ubuesque prétention à gérer la terre entière.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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