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Migration et fiction identitaire





La première question qu'on devrait se poser dès lors qu'on pense à l’immigration porte sur les gens eux-mêmes : qui sont ces immigrés dont on nous parle tant ? Au déchiffrement des sous-entendus et des allusions de ce projet législatif mal fagoté parce que mal assumé, je crains qu’il ne s’agisse que de gens très pauvres, souvent colorés, venant de pays en panique économique, climatique ou guerrière. Cette affaire migratoire se prolonge d’ailleurs par des bizarreries qui en dévoilent le sous-texte, comme le soupçon d’incompétence parentale chez les gens venus d’ailleurs, la grotesque crispation pluridécennale sur des pièces de vêtements et non sur ce qu’elles signalent, ainsi que par un mensonge dur comme fer prétendant à la confusion entre immigration, délinquance et risque terroriste. Mensonge fort partagé qui révèle un projet politique obscur qui demande trois secondes de réflexion.


C’est ce mélo-mélo que l’on a en mémoire lorsqu’on entend débattre d’immigration. Les candidats à vivre en France bien formés, blancs, inscrits dans des réseaux, sont agacés par les tracasseries qu’on leur fait subir, mais rarement interdits. Lorsqu’on est foncé de peau, pauvre et qu’on vient d’Afrique, la seule option est le passeur libyen et le canot pneumatique. Il en résulte que derrière le débat sur l’immigration s’en cache un autre qui porte explicitement sur une fable d’invasion. Et implicitement sur la nécessaire préservation d’une identité en péril. La question migratoire peut être pensée autour de repères comme le besoin de main d’œuvre, la protection des victimes de pratiques odieuses (mutilations génitales, répression brutale, etc) ou l’hospitalité due aux demandeurs d’asile comme aux voyageurs. Elle peut aussi ne reposer que sur le mobile identitaire sec. Il semble que ce soit le niveau du débat actuel.


Les grandes migrations humaines comme celles d’autres êtres vivants sont fréquentes dans l’histoire. Lorsqu’elles sont fondées sur la survie d’une population, elles sont plus puissantes que tous les murs, qu’ils soient électriques, légaux ou idéologiques. Les gens passent avec leur bagage en désordre. Rien ne les arrête en dépit de la déstabilisation qu’ils provoquent dans les pays dits d’accueil dont certains habitants paniquent. Mais qu’est-ce qui serait menacé ? C’est ici que sort l’identité comme d’un chapeau. L’identité d’une population qui comprendrait un ensemble stable de croyances, valeurs et projets est pourtant une fiction. Tout bouge, s’échappe et se transforme dans ce en quoi se reconnaît une population. La métaphore de racines immuables est un boniment. La fiction identitaire est d’ailleurs démentie chaque jour qui passe par l’irrépressible curiosité pour les autres, l’intérêt réciproque pour des manières de voir intrigantes, les métissages du désir et les ressources de la très lente recomposition démographique.


La pureté identitaire est non seulement une introuvable fiction, mais elle s’avère surtout génératrice de foutoir tant chaque différence peut être soupçonnée de menacer l’ensemble social d’une répugnante impureté. Nous y voilà. Le rejet d’autres humains au motif de leur écart à une norme culturelle est le meilleur chemin vers l’ennui endogamique, la tristesse qui s’ensuit, le prêt à penser relationnel et surtout l’autorité de censeurs invisibles animés par la baliverne du corps étranger. On navigue à deux doigts du fantasme de la race pure. Dans le cours de bouleversements profonds, c’est la peur qui motive le repli vers la fiction identitaire tandis que la situation demanderait au contraire davantage d’audace tranquille, d’inventivité et de capacité d’ajustement aux différences. La peur n’empêche cependant pas d’ouvrir les yeux et de regarder. Plus la distance à l’autre est surprenante, plus la rencontre avec elle/lui est stimulante. C’est alors que le monde s’ouvre, brassant et réinventant cahin-caha les écosystèmes humains, les sociétés et leurs règles. Ce sont les singularités offertes par les autres qui nous font exister.


La rencontre avec d’autres humains, en particulier lorsque ceux-ci sont en détresse, engendre des malentendus, révèle des injustices, provoque des souffrances. Mais ces obstacles bien réels ne pèsent pas lourd face aux déferlements de haine engendrés par la crispation identitaire, affreux bazar dont le meurtre et la guerre deviennent maintenant les manifestations. Or meurtres et guerres montent en intensité comme en prétention de légitimité dans le monde sous l'effet d'une panique reposant sur la fiction identitaire. Une loi qui prétendrait réguler les mouvements de population sans prendre en compte le caractère fictionnel de l’identité, le besoin d’ajustements incessants, les joyeuses surprises du métissage ou les poisons du discours de pureté serait complice des basculements qui apparaissent en Italie comme en Inde, en Palestine/Israël comme aux Etats-Unis, en Tunisie comme en Hongrie. Le pire serait, au prétexte de calculs électoraux, d’escamoter cette question après l’avoir si mal posée.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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