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La belle histoire d'Alokeshi




L’histoire se passe à la fin du XIXe siècle aux alentours du grand temple à la déesse Kali qui prétend avoir donné son nom à Calcutta. Ce temple qu’on appelle Kalighat a bien plus tard servi de fond de tableau à mère Thérésa qui n’a pourtant rien à voir avec notre histoire. Et il n’a pas cessé pour autant d’être entouré d’une activité de prostitution sans qu’il ait jamais été insinué par quiconque que ce destin avait quelque chose à faire avec ce qui nous occupe aujourd’hui. À cette époque, c’est le grand prêtre du temple fameux qui tient le premier rôle et occupe le devant de la scène. Il est puissant, bel homme, épris de la vie et gai luron pour ce qu’en dit la légende. Il porte les cheveux longs, ses vêtements blancs sont impeccables, sa voix est puissante. Son nom est Mohanto. Il fait rire les femmes de sorte que certaines lui tombent dans les bras. Jusqu’ici, rien d’anormal, on a déjà vu ça. De l’une de ces femmes on ne devrait pas dire qu’elle tombe où que ce soit d’ailleurs car la chute n’est pas son genre, c’est Elokeshi. Elokeshi a beau être plutôt mariée, elle engage une relation amoureuse passionnée avec Mohanto car elle aussi a du tempérament. Tout lui assure que Mohanto est devenu l’homme de sa vie, surtout le grand prêtre lui-même, ses regards, ses gestes, ses promesses. Jusque là, toujours rien à dire, l’un des protagonistes étant de la haute, l’affaire est de haut vol. Mais Elokeshi s’aperçoit à certains de ces détails que les passions négligent, que Mohanto la trompe vraisemblablement non seulement avec sa propre épouse, mais aussi avec d’autres paroissiennes ordinaires. Peut-être l’idée d'ordinaire contribue-t-elle à l’agacement qui enveloppe la fureur d’Elokeshi.


On ignore sur quel infime grain de sable les choses se grippent, un regard glissant ou un ton inhabituel. Toujours est-il qu’un beau jour Elokeshi enrage, hurle, ses yeux lancent des flammes tant et si bien qu’elle se saisit d’un instrument qui lui tend les bras pas tout-à-fait par hasard, un bonti. Un bonti est une lame qui, dans le Bengale d’alors comme dans celui d’aujourd’hui découpe à chaque moment étape de la cuisine qui est une activité importante dans cette partie du monde. Avec un bonti, on épluche, on coupe en rondelles, on lacère, on taille avec force, rythme et précision. La lame du bonti est toujours très aiguisée. Une des extrémités en est articulée à une planche qui lui sert de billot tandis que l’autre se prolonge d’un manche qui, dans la main du ou de la cuisinière, permet de trancher ce qui est à trancher avec autant de dextérité qu’avec la force du bras de levier. Il existe, on s’en doute, plusieurs dimensions de bonti selon le menu du jour, l’expérience de la cuisinière et le temps consacré au grand art. Les plus grands ne se mettent pas dans toutes les mains, en particulier ceux qui servent à couper la tête des gros poissons. Gros poisson, c’est ce qui inspire son geste à Elokeshi. Ce jour de folie que je n’ai pas besoin d’expliquer, elle se saisit du bonti belle largeur, attrape la caboche de son grand prêtre par les cheveux et la tranche d’un coup net. On imagine la vigueur et les variantes de la rumeur qui se met à courir aussitôt comme un poisson sans tête.


Tout le monde apprend la nouvelle dans l’heure qui suit et chacun a quelque chose d’extrêmement personnel à en dire. Bizarrement homme et femmes ont souvent des points de vue assez divergents. En moins de temps qu’il ne faut pour y penser, Elokeshi est à la fois héroïne, assassine, salope, inspiratrice et bien plus encore. L’histoire aurait pu ou dû s’arrêter là, sur une morale aussi nette que le tranchant de la lame, punition du ciel, chacun à sa place, fin de l’emprise, complicité de la colère et de la vengeance, il ne l’avait pas volé, quand même, un grand prêtre devrait savoir se tenir ! D’autant que le geste assumé d’Elokeshi la rend encore plus belle et bien plus désirable. C’était sans compter avec le mari, nous y voilà. On voudrait ne pas donner une fois de plus le mauvais rôle au mari, mais il faut avouer que chaque minute qui passe le pousse à agir au cas où il veuille continuer d’exister. Chaque minute et chaque mot : honte, déshonneur, réputation, jalousie, tous ces mots affreux, minables, usés, qui murmurent aux humains ce qui les rend odieux à eux-mêmes. Le mari qui n’a dans cette histoire pas même de nom saisit donc d’une main le bonti encore rouge du sang de l’amour contrarié, attrape sa femme par ses épais cheveux dénoués dans le geste encore suspendu et lui tranche la tête à son tour.


Cette fois il devient important si l’on veux y voir un peu clair, que l’histoire s’arrête sinon on n’en finirait pas. Personne n’est pourtant certain qu’elle se soit arrêtée, l’histoire. Au cours du procès qui s’ensuit, beaucoup de maris assistent et parlent avec dédain, tristesse ou réserve, mais les deux mots qui en restent sont ceux d’exemple et d’ordre, surtout ordre. Quelques femmes aussi viennent écouter, tandis que d’autres restent à l’écart, car on ne sait jamais. Un siècle et demi plus tard, on raconte encore cette histoire au Bengale et sous des formes bien différentes, ce qui suggère qu’Elokeshi, quoique morte, n’a peut-être pas lâché la partie. Mohanto non plus d’ailleurs, encore qu’il perde du terrain avec chaque année qui passe.




Painting by Shanu Lahiri, courtesy of Damayanti Lahiri

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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