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Pullulements



L'année 2020 avait commencé pour moi de façon banale avec comme horizon politique la triple question du réchauffement de la terre, du rétrécissement de la biodiversité et de l'invasion des matières plastiques. C'était clair et intense. Pas aussi clair que ça, pourtant, car je me tracassais depuis trois ans pour les buis qui m'entourent. Dans la garrigue que j'habite souvent et dont le prince est le buis, vient d'arriver un redoutable agresseur. La pyrale dite du buis a commencé à attaquer mon arpent de forêt méditerranéenne et semble y rencontrer une timide résistance que je n'avais constatée ni en Catalogne, ni dans la Drôme à ce qu'on me disait, ni plus haut dans la montagne. Pour ce qui est du rétrécisement de la biodiversité qui m'entourait, je m'étais joint à un collectif local de gens inventifs et généreux dont certains avaient entrepris de planter des arbres. En ce qui concerne le buis, l'internet m'avait suggéré que les seuls et faibles espoirs de tenir la pyrale en respect reposaient sur le bacile de Thuringe, le frelon asiatique ou la mésange bleue. J'avais acheté une boite de bacile à tout hasard, mais comptais plus sur la mésange à qui j'avais naïvement préparé et posé un nichoir. C'est à ce moment qu'est arrivé le Corona. J'eus l'imprécise impression que ces trois phénomènes (biodiversité, pyrale et corona) étaient non seulement apparentés, mais qu'ils procédaient du même accident dont j'ai appris le nom plus tard et que j'appelle désormais pullulement.


Je connaissais le verbe pulluler qui évoque, dans la langue courante, une surabondance de naissances. Je découvre que, lorsqu'il rend compte de la dynamique du vivant, pulluler veut dire exagérer, déborder, abuser son environnement naturel. On dit d'une espèce qu'elle pullule lorsqu'elle se développe de façon excessive dans un milieu qui n'est pas capable de la réguler. Lors d'une attaque de la pyrale derrière chez moi, le nuage de ces papillons blancs était si dense et désordonné que l'impression me gagnait que l'espèce invasive était débordée par son succès numérique. Je crains que ce ne soit aussi le cas pour les humains. Je suis né dans un monde où les humains étaient moins de deux milliards. Ils sont huit milliards ce matin. Au Bengale occidental, les villages sont si proches qu'on entend parfois depuis l'un d'eux une télévision venue d'un autre. Lorsqu'on survole certaines régions du monde, on se demande ce qu'il reste d'espace aux autres vivants. D'ailleurs, qu'ils soient éléphants ou guèpes, ceux-ci se signalent avec mauvaise humeur aux humains. On peut dire que les humains pullulent, que ça se sait et que ça agace. Là où cette affaire devient intéressante, c'est lorsqu'elle s'inscrit dans la dynamique globale du vivant. Les observations des voyageurs, des philosophes et des savants convergent vers le constat que le milieu vivant est attaché à survivre et fait le nécessaire pour. Toute pullulation engendre dans son milieu des façons de régulation attachées à le sauver. Il est possible que la pyrale ait raison du buis et le fasse disparaître pour de bon ; mais ce n'est pas sûr. De même qu'il n'est pas sûr que les humains étendent leurs magnifiques villes de fer et de béton dignes des planches de Philippe Druillet jusqu'à recouvrir carrément la planète de dizaines de leurs milliards.


La résistance du buis à la pyrale est possible car le buis n'est pas seul et sait pouvoir compter sur la diversité qui l'entoure. La capacité d'un milieu à se protéger du pullulement d'une espèce dépend de sa diversité. On pourrait dire qu'elle dépend d'un équilibre instable fait de menaces silencieuses de la part de prédateurs aux aguets qui sont les divers de la fameuse diversité. Baptiste Morizot appelle ça " les dynamiques sauvages du vivant, " l'expression me plait. La diversité active est la protection de l'ensemble du vivant contre les risques de domination d'une espèce pulluleuse. Car, dans un milieu vivant, la compétition entre espèces est aussi collaboration. Un individu, un milieu donné, une espèce ou le vivant global sont autant d'organismes qui tendent à " se prolonger dans [leur] être " comme l'écrivait Spinoza. Si une espèce déborde, son milieu ou le vivant se défendront en laissant un bioagresseur réduire les ambitions prédatrices de l'abuseur. Je ne crois à aucune providence, mais il me semble que, faute de loups ou de tigres gourmands, l'ensemble du vivant a de bonnes raisons pour laisser quelques invisibles bestioles limiter le pullulement humain. Il le fait, le vivant, en envoyant cet autre pullulement qui tourne à la pandémie que nous affrontons ces jours-ci. S'il m'envoyait quelques mésanges bleues en passant, je serais d'ailleurs plus rassuré par ce que j'écris. D'autant que l'aventure n'aurait d'issue heureuse qu'à condition que les humains retrouvent enfin une attitude amicale à l'égard des autres vivants et renoncent à une prétention dominatrice aussi grotesque que brutale sur un monde qui nous est commun. Tout cela est très simple. Ce n'est finalement qu'une question de décence vis-à-vis de nous-mêmes et de considération pour les autres.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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