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Le point de vue


Comme un continent qui sortirait de l’océan, le monde émerge de ce qui le cache à nos yeux. Il émerge en continu, sans que l’instant se signale par une manifestation de ce qui sort. La même image infiniment répétée se poursuit devant nos yeux, transformation continue, indéfiniment première, de ce continent qu’est notre monde, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, ses habitants, ses nuits étoilées et ses matins, il jaillit perpétuellement neuf de notre étonnement total. Avant que le monde se manifeste, il se transforme déjà, après que nous nous soyons lassés de le voir, il continue de se fabriquer comme à la première seconde comme depuis toujours, son dos rond sort de l’eau océanique portant notre histoire indéfinie, nos origines insondables et notre éternité. L’océan ruisselle au long de ses côtes tandis qu’il se manifeste, faisant apparaître des vivants et des roches, des nuages et des vents. Comme dans la copulation indéfinie de Gaïa et d’Ouranos qui n’en finissent pas de concevoir ce qui n’a pas même d’essence, comme dans cette autre copulation indéfinie de Siva dans le corps de Parvati la montagne, le monde se conçoit hors de toute mesure, de toute volonté, de tout projet. Le monde qui émerge est animé par l’intensité d’une ardeur qui jaillit de lui-même, ne va nulle part et ne sait rien d’elle.

Et puis soudain Chronos coupe les couilles de son père Ouranos et les lance dans l’océan ; Adam et Ève croquent le fruit défendu de la connaissance ; Siva assassine Brahman de qui tout procède. Par le geste transgressif qui rompt l’ordonnancement parfait du cours des choses, un instant surgit d’on ne sait où, fait exister le monde et celui-ci adopte le temps comme l’un de ses attributs. Par la rupture d’avec la loi du monde, celui-ci a cessé d’être pour devenir. Le temps fait exister le monde dans une forme finie. Du coup chacun peut voir ce monde sortir des ondes depuis l’étroit promontoire qui se glisse entre sa naissance et sa mort : le regard, son propre regard. Le monde continue cependant d’émerger, mais il s’y déroule dès lors une histoire qui est la sienne et la nôtre. Notre traversée commence. Le monde qui vient est le même, mais il est aussi un autre au fur et à mesure de la conscience de ce que nous pouvons nous y conduire selon ce que notre regard suggère. La traversée s’oriente. Et en particulier que nous n’y sommes pas soumis, mais en partie sujets. C’est le même monde qui fait signe de la même façon, mais la désobéissance aux règles impératives nous permet de le voir se déployer dans une forme à laquelle nous prêtons nos sens en alerte. Nous commençons de nous étonner, de souffrir, de nous émerveiller, de rencontrer la peur et le froid, de travailler et de nous aimer. Nous avons goûté au désir, nous ne le lâcherons pas.

Cependant, rien n’a changé : le monde continue de prendre forme comme si de rien n’était. Sait-il que nous avons coupé le sexe d‘Ouranos, croqué la pomme, tué Brahman le créateur ? Nous, nous le savons. Par je ne sais quel éclair de lucidité, nous avons compris que si nous voulions que quelque chose se passe, au prix des souffrances du doute et de la folie, il nous fallait traverser les interdits pour aller de l’autre côté de l’ordre des choses, pour entreprendre la traversée. Nous l’avons fait, quelqu’un l’a fait pour nous, les chroniques l’attestent, les légendes ne parlent que de ça, nous le savons d’expérience. Nous le faisons tous les jours pour nos enfants, nos amis, les hommes et les fleuves, les arbres et les oiseaux, les créatures du vivant qui sont notre reflet. Rien n’a changé et tout est différent. Désormais le tempo est donné et la transe peut commencer. Nous allons pouvoir, nous allons savoir, nous allons voir, nous allons faire et répondre de ce que nous faisons. Au fond, nous n’y comprendrons rien, c’est vrai, mais nous jouirons de sentir sur notre peau, le vent des émotions secrètes de la liberté, des solitudes totales, des stupeurs qui précèdent la mort. Si le monde continue de s’inventer, nous devenons ce que nous sommes à la croisée de routes que nous pouvons ignorer, contourner ou parcourir.

Voir est une drôle d’affaire, on en reparlera, déjà pouvons-nous tenter de regarder. Nous disposons nos sens au spectacle et restons pétrifiés par l’émerveillement ou par l’effroi. Nous étions aux aguets depuis toujours, mais maintenant seulement, nous découvrons pourquoi nous le sommes. Nous regardons, nous avons surgi du temps, nous sommes immobiles et passagers à la fois ; nous sommes de la matière d’éternité coulée dans la forme de l’instant. Qu’on ne nous prétende pas que ce monde est livré en l’état, nous voyons bien qu’il nous offre un jaillissement ininterrompu de surprises et d’attachements ; qu’il est fait de la substance des choses orchestrée par le temps. Déjà nous avions connu la douleur et la joie. Il nous reste à comprendre que faire du bref instant de notre traversée. Certains resteront à méditer sur ce passage, certains se feront croire qu’ils ont choisi leur route, certains rendront hommage à la beauté qui leur saute au visage ou tenteront d’accepter l’absurdité de leur présence. D’autres prétendront tenter d’y voir clair. Voir quoi et que signifie la clarté ? Peu importe d’ailleurs. Outre qu’il s’agit bien du monde, la question est de savoir ce que la traversée fait de l’instant. Comment la traversée intemporelle croise notre apparition fugace, cette apparition que nous a révélé le geste de franchir l’interdit ?

Depuis que j’ai mangé du fruit qui m’était défendu, depuis que j’ai coupé les couilles de mon père Ouranos, depuis que j’ai tué le Brahman créateur, je voyage avec le monde, mais je partage également quelques bribes de la connaissance, suffisamment pour me nommer. Car, tout en épousant ce mouvement intemporel, je vois le temps prendre forme dans l’instant immédiat, je vois qu’il se passe quelque chose qui a affaire à la fois avec le monde et avec moi. Je suis dans le monde ; je suis le monde, mais je suis aussi séparé, distinct, hors du monde : moi, quelqu’un. Je regarde, je mémorise, je cherche à comprendre, je veux savoir, je doute, j’espère, j’attends, je crois. Je peux dire je. Je ne sais pas si je sais, mais je crois qu’à vouloir savoir et à en prendre le risque sur la loi qui me confondais dans le monde, j’en vois quelque chose. Je m’échappe de mon intemporalité édénique et, dans ma fuite, je descends vers la vallée des hommes, des forêts, des vents et des vivants, ce sont eux qui me diront ce qu’il en est. Je vais à la rencontre de mes étonnements, de ma solitude et de ma finitude.

C’est bien de ma finitude qu’il s’agit. Tant que je n’avais pas rompu la règle qui m’était assignée, je ne faisais qu’un avec le monde et, ne m’en distinguant pas, je ne savais ni le nommer ni même le voir ; je n’imaginais pas même de vouloir voir. J’étais comme lui, solidifié dans l’éternité du mouvement qui nous attachait l’un à l’autre. Transgresser la loi m’a donné la finitude à laquelle j’aspirais sans le savoir, je vois maintenant le temps se dérouler de part et d’autre de mon existence comme en voyage, je me vois distinct dans le monde, je vois ma mort et j’apprends à rire. Je vois aussi les compagnons de cette aventure, les forêts, les vents, les vivants, les étoiles, les animaux et les plantes qui me nourissent et que je nourris, mes enfants et mes amis, mes amours et mes assassins. J’apprends à leur parler. Je suis un avec ce bastringue et je m’y distingue sans m’en distinguer. Je suis infini et je suis fini. C’est d’ailleurs ça qui me tracasse, je n’y comprends pas grand chose. Je suis fini et je suis infini. Je suis vivant et je suis mort. Je suis éternel et je suis de passage. Je cherche donc d’où je puis voir le monde se dessiner tout en me dessinant avec lui. Je veux en être sans pour autant y être asservi. Ma transgression est continue, elle est ininterrompue, elle m’habite de bout en bout. C’est de là que je vois car c’est elle qui m’a donné de voir.

C’est ce que j’appelle mon point de vue. La rupture que j’ai consommée avec l’ordre du monde me donne dans ce monde un point d’où je le vois. Le point d’où je vois est celui que m’a livré ma propre transgression. Je n’ai pas désobéi au petit bonheur la chance. Il n’est pas indifférent d’avoir coupé les couilles de son père, de croquer du fruit défendu du jardin ou de tuer le créateur. Sans compter qu’il existe mille façons de transgresser, nulle part l’imagination humaine n’a été aussi fertile que dans ses rêves de rupture. Ma désobéissance revêt la forme que je lui ai donnée dans mon geste singulier, c’est la mienne, elle m’est propre, je m’y reconnais, j’y assume une solitude totale. Je sais en parler et j’en parle d’ailleurs abondamment car je jouis tellement de me sentir devenir que je ne puis m’arrêter de m’étonner moi-même jusqu’à en devenir bavard. Mon geste de transgression est allé puiser au fond de mon intimité avec le monde, au frottement de nos inquiétudes l’un pour l’autre, là où la tension entre mon devenir infini et mon être fini est à la limite de la rupture. C’est là qu’elle se romp pour moi. Je ne saurais dire pourquoi j’ai transgressé car je l’ai fait sans intention. Je crois l’avoir fait sous l’urgence insoupçonnée d’y voir clair justement, mais j’y ai mis les formes, je n’ai pas fait n’importe quoi. C’est mon point de rupture, le mien. C’est mon point de vue exclusif.

Mon point de vue m’est dicté par le geste qui m’a fait rompre l’ordre des choses et s’est inscrit dans cet instant. C’est alors que j’ai pris conscience que j’étais fini et infini, que j’étais et que je devenais. Maintenant que je sais dire je, il me faut aller à la rencontre des humains, des divins, de mes voisins et du vent qui nous emporte. C’est l’aventure à laquelle j’aspirais et je l’entreprends avec l’intensité des découvertes enfantines. Je vais à leur rencontre et je les vois de mon point de vue comme ils me voient depuis le leur. Notre reconnaissance réciproque dépend de ce que notre point de vue nous offre. Ou plutôt, je ne rencontre les autres que dans la mesure où je reconnais dans leurs discours sur leur propre transgression un point de vue alternatif qui permet un espace de partage avec le mien. J’ai compris qu’il n’existe pas de point de vue collectif, il n’existe que des points de vue partageables. C’est l’espace de ce partage que je cherche.

Quand deux humains se rencontrent, s’ils se reconnaissent réciproquement comme transgresseurs, ils se demandent silencieusement dans quelle transgression s’est construit chacun, de quelle règle s’est-il affranchi, qu’a-t-il accompli, lui, afin d’œuvrer au devenir ? Ils se racontent sans rien se dire des histoires de loi, d’ordre, d’audace et de meurtre. La liberté n’existe pas. Personne n’a jamais vu d’espace qui soit offert au libre mouvement des hommes, cet espace est une mythologie dont se nourissent les imaginaires de ceux qui restent sur le seuil de l’interdit. Le monde des humains est bourré de déterminismes minimaux et maximaux dictés par la contingence de l’existence et des formes du monde. Notre monde est hyper-déterminé. Ce qui existe bel et bien en revanche, c’est le geste de s’affranchir de la règle, de l’institution, de l’ordre prescrit. C’est le geste de se libérer, c’est la libération. Autant la liberté est une illusion, autant la libération est un mouvement réel qui naît du mouvement, elle est un rapport au temps.

Si je veux comprendre qui est cet autre qui me fait face, il me faut savoir ou percevoir de quoi est fait son geste libérateur. De quel point de vue parle-t-il, lui qui m’intrigue, m’attire et m’interroge. Autrement dit, ce n’est pas par le partage d’un espace ethique commun que nous nous reconnaitrons, mais par la surprise des décalages qui opposent nos façons d’avoir franchi des interdits que la même loi nous avait prescrit. Nous ne pouvons nous reconnaître que dans les différences de gestes qu’impliquent des situations différentes pour des personnes différentes et des temps différents. Ces différences portent sur les gestes qui nous ont, à l’un comme à l’autre, donné de voir, ouvert la conscience, offert la joie non d’être libres mais de nous libérer. Qui as- tu tué de ton père ou de ton frère ? Qui as-tu volé qui voyageais tranquille à tes côtés ? Qui as-tu violé que tu prétendais aimer du premier amour ? Qui as-tu insullté qui venait partager son pain avec toi ? Qu’as-tu menti de tes frasques ? Quelles sont les bottes secrètes de tes triches au poker de l’existence ? Il n’est pas de petites transgressions acceptables dont on ferait le sel de la liberté tandis qu’on se garderait bien des majeures que réprouvent nécessairement les loi sociales. Toute transgression est une violation totale de l’idée que je me fais de moi-même, de l’humanité, du vivant et de la beauté du ciel. C’est d’ailleurs pourquoi je respecte tant ceux qui se gardent de transgresser. Mais moi, j’ai choisi de transgresser car je voulais que le monde poursuive son mouvement et que j’aspirais à y voir clair.

Mon point de vue est un secret serré que je garderai jusqu’à la fin, jusqu’à ma mort et même au-delà. Je n’en livrerai rien car je sais que tout aveu me perdrait ceux dont je veux partager les étonnements. Mon secret est celui des interdits que j’ai franchis pour voir le monde et rencontrer les vivants et les choses. Il est celui de ma singularité, de ma finitude, de mon devenir aussi. Ce secret est impartageable, je le garde au fond de ce qui fait que je suis moi. Je me penche vers les autres pour les connaître au-delà de secrets qu’ils ne livreront jamais. Je peux hasarder des noms, des mots, des émotions de frayeur ou d’exaltation qui suivent l’accomplissement du geste interdit. Mes chemins vers les autres sont balisés d’hypothèses indicibles sur l’audace de leur geste, la peur qui les étreint, la honte qui les assaille, la façon dont ils survivent aux sifflements de leur conscience. De mon point de vue je regarde les autres, je regarde un autre avec l’émotion de celui qui sait l’audace, la peur et la honte d’avoir franchi les limites de la loi. C’est dans le silence qui entoure le geste libératoire de la conscience que je rencontre les autres. C’est ce que nous partageons pour avoir choisi de devenir.

Marc Hatzfeld

Contribution à l'ouvrage collectif écrit avec Josée Landrieu et Etienne Le Roy Les Traversiers, 2012, pas paru.

Photo Carlos Cureño

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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