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La violence et la transformation du monde



La violence est une constante de l'exercice politique. Si l'on entend par politique l'art de conduire les affaires de la Cité, de la ville, du pays, on y trouve la violence partout. On la trouve dans les conflits qui opposent des groupes sociaux, on la trouve dans les relations de cité à cité qui vont jusqu'à la guerre, on la trouve dans l'usage des outils répressifs ou symboliques, on la trouve dans les punitions réprimant la transgression. La violence en politique s'exerce à tous les niveaux, du plus public qui est le geste d'Etat ou du prince jusqu'à la révolte sauvage des opprimés, des pauvres ou des oubliés. Dans les mythes de cité idéale que sont la démocratie rêvée, le village du consensus ou la monarchie éclairée, elle semble prétendre à s'éteindre par défaut de nécessité, mais elle réapparaît bien vite dès qu'un des héros de ces mythes a négligé de tenir parole ou dès qu'un problème insoupçonné apparaît. De nombreuses théories font de la violence une nécessité de la vie politique avec laquelle il faut compter, même provisoirement; elle s'incruste et dure. Personne ne sait comment s'en débarrasser. La violence est une des questions sans réponses de la politique.

Aujourd'hui, la violence a mauvaise réputation. Dans la presse, on nomme violence sans les préciser les ensembles de gestes mettant en danger la tranquillité des bonnes gens ou mettant en cause des responsables aussi innocents que sincères. La confusion est installée dans l'esprit des concepteurs de l'information comme de ses consommateurs, confusion entre violence et illégitimité du geste, entre la personne violente et le méchant des films de série B, qu'il soit dictateur, bandit ou pédophile. Dans les catégories binaires des catéchismes et des mauvais contes pour enfants, on assimile la violence au mal.

Il n'en a pas toujours été ainsi dans notre culture comme dans d'autres. Sans remonter loin dans notre chronique, des penseurs de l'histoire là où celle-ci rencontre la philosophie du temps présent, ont assuré à la violence le rôle d'une nécessaire libération. Franz Fanon dans les Damnés de la terre ou Jean-Paul Sartre dans la préface à cet ouvrage, légitiment la violence comme la grande accoucheuse d'un monde plus juste. Mais un regard pragmatique sur la pratique politique suggère plutôt un problème sans solution de la politique qui oscille entre des exigences éthique et un bon sens cynique.

Le problème que pose la violence est qu'elle se retourne contre ceux qui en usent; mais que l'expérience suggère qu'elle est néanmoins indispensable à la satisfaction des rêves humains, quelles que soient les époques et les lieux où ceux-ci surgissent: la liberté, la considération pour les plus faibles, l'adaptation à des situations inconnues, la protection de l'espace propre d'une communauté et d'autres questions encore. L'exercice du pouvoir corrompt leurs détenteurs qui en abusent. Et la violence libératrice corrompt en retour ceux qui en usent dans leur quête de justice, de liberté ou de tout autre projet.

Pour évoquer des faits que nous ne connaissons que trop bien, nous constatons que dans ce début de 21e siècle, les inégalité se creusent entre humains, que les maîtres de l'économie ravagent la planète, que des chefs incompétents jouent avec le feu des guerres ou de l'accaparement, que des dictatures s'incrustent dans le paysage, que des gamins imbéciles lancent des rafales de kalachnikov sur des consommateurs de terrasses urbaines; et nous savons que cet ordre violent ne s'effacera pas sans qu'on force dehors maîtres, laquais, salopards et profiteurs. Gabegie et massacres ne prendront fin que sous les effets d'une violence libératrice dont nous savons aussi la perversité. Comme tant de générations avant nous, nous sommes confrontés au dilemme insoluble de la violence politique.

Toutes les questions posées aux humains ne rencontrent pas de solutions et, contrairement au monde mythique des sciences dites dures comme ceux de la physique ou de la biologie, il existe dans le monde des humains de nombreux problèmes qui n'ont pas de solution. Ce qui oblige ces mêmes humains à reposer sans cesse le problème afin de s'imprégner des effets de la tension qu'il nous impose de sorte à apprendre à se comporter. Je suggère, afin de poser ici une fois nouvelle la question de la violence en politique, de la travailler à partir de cette phrase de Nietzsche qui, récusant l'idée d'une providence quelconque, suggère que le cours de l'histoire humaine peut se comprendre comme "la main de fer de la nécessite secouant le cornet du hasard." Deux temps donc.

1. "La main de fer de la nécessité... "

Au commencement était le désir. La proposition est moins rassurante que celle plus familière qui prétend qu'au commencement était le verbe. Pourtant, l'idée qu'au commencement était le désir n'est ni neuve ni originale, c'est même une vieille histoire. Dans un des textes les plus anciens de l'humanité, le Rg Veda, il est signalé que, avant même ce qui n'a pas de forme, avant que les mondes ne se distinguent les uns des autres et que notre monde se perpétue par un désir de relations entre les êtres qui le composent, avant tout cela existait un Tapas qui est le désir ou la force qui anime le monde et que nous pouvons repérer de nos jours et chez nous dans l'expansion de l'univers, le mouvement des planètes, l'énergie de l'atome, le désir de reproduction. La main de fer de la nécessité est le désir primordial tel que nous pouvons de voir se déplier autour de nous et surtout en nous-mêmes. L'Eros primordial des Grecs préclassiques, l'élan vital tel que le nomme Bergson, le désir de Bataille ou celui des machines désirantes de Deleuze et Guattari dans l'Anti-Œdipe, cette "force qui va", pour citer Hugo dans Hernani, est la main de fer de la nécessité. Elle prend des formes que nous lui connaissons bien.

Il nous faut nous nourrir et il nous faut nous reproduire. Le désir est double, la faim et la libido. Lorsque nous ne sommes pas habité par l'un, c'est l'autre qui nous commande, ces désirs sont alternatifs et ils ne sont pourtant qu'un. Ces deux formes du désir se croisent, se tressent et se rencontrent indéfiniment dans notre existence. Ils sont dissymétriques: La faim est une nécessité absolue de chacun des individus vivants, mais elle semble plus facile à contrôler. La libido est une nécessite impérieuse mais de l'espèce ou du vivant, tandis que les individus peuvent parfois s'en affranchir. Dans leur complémentarité, ces deux formes du désir ne constituent qu'une seule pulsion bien que nous sachions les traiter distinctement. Ils ont cependant en commun certains caractères qui attestent de ce qu'il s'agit d'une main de fer. Ce double désir est indomptable. Sa puissance est à la mesure de la nécessité de la vie et de la survie. Plus on tente de le contraindre et plus il hurle la nécessité. La jeunesse est, plus que tout autre âge de la vie, habitée par le désir. Elle est tiraillée, la jeunesse, mise au défi, happée par les jouissances attachées à la satisfaction du désir, insouciante des effets mortels du désir enfin, dernier trait et non des moindre, souvent incapable de nommer quelqu'objet précis au désir qu'il s'agisse d'un désir amoureux, d'un désir de puissance ou d'un appétit. C'est que le désir qui habite les vivants existe indépendamment des objets alimentaires ou sexuels qui pourraient le satisfaire. Il existe et s'impose comme une force incoercible. Il envahit le corps de chacun comme il envahit la politique et les mœurs. Il est d'une violence à la mesure de la perpétuation d'un monde dont on ne sait ni dater ni nommer les façons dont il se déroule et que nous nommons le temps comme s'il s'agissait d'une évidence faute de comprendre ce qu'il fait là et comment nous en arranger.

Nous ne savons que fort peu de choses de la façon dont d'autres animaux et végétaux opèrent pour s'ajuster aux exigences du désir, aussi fort chez eux que chez nous car le même dans le même univers. Nous ne savons pas plus quel sens a l'expansion de l'univers ou le déroulement du temps dans la composition avec la puissance de la force qui l'anime et pour ce que nous pouvons en observer. Nous les humains cherchons tant bien que mal et à notre façon à nous ajuster aux terribles caprices du désir qui nous habite. Afin de contrôler le désir, nous les humains avons récemment inventé un artifice que nous appelons la loi. La loi, qu'elles qu'en soient les formes, n'est qu'un appareillage indéfiniment renouvelé destiné à réguler le désir de sorte à vivre en cohabitant entre humains, entre humains et autres vivants, entre les humains, les vivants et leur devenir collectif. La loi en ce sens comprend les règles politiques, les convenances, les habitudes, l'organisation sociale et les minuscules arrangements convenus qui permettent aux gens de poursuivre leur carrière terrestre. La loi n'est rien d'autre qu'un accommodement avec la violence du désir ou un accommodement avec la violence tout court finalement. La variété des inventions humaines de la loi n'a pas de limites. Tout y est sans cesse réinventé, inventé à rebours, inventé dans des délires imaginatifs. On peut prendre à témoin quelques unes de ces invention dans leur corps à corps avec la faim et la libido.

La loi et la violence de la faim

La modalité la plus classique dans la régulation de la faim est le partage. Nous sommes dans le sud du Maroc, sous une tente, lors de l'arrivée du plat qui contient le repas familial du soir. Les convives sont, comme tous les soirs, assis par terre, en cercle, côte-à-côte. Dès que le plat est installé au cœur du cercle, quelques secondes de silence déposent les convives dans les exigences de cet instant répété. Puis, chacun trempe à la main, à l'aide d'un morceau de pain arraché à la miche ronde et collective, une part du tajine que l'on a vu cuire au long de l'après-midi. Chacun est conscient de ce que chacun prend. Chacun voit les autres et chacun sait ce que son statut propre et la fortune familiale lui a réservé. Chacun prélève sa part en fonction de critères complexes et intriqués. La femme enceinte ou allaitante aura droit à être rassasiée. Les adolescents auront droit à ce que leur énorme appétit soit en partie satisfait. Les hommes qui reviennent de la pêche en mer auront droit à satisfaire leur faim en fonction d'autres repères. En cas de disette, les vieux feront mine d'être vite rassasiés. En cas de maladie, les meilleurs morceaux iront peut-être aux malades. Et cas de fête, les bon morceaux récompenseront ceux qu'on célèbre. Et ainsi de suite.

Le partage peut bien sûr être inégal et même, dans notre interprétation, injuste. Le partage du stock de grains disposé sur l'aire de battage à l'issue de la récolte dans un village indien, obéira à plusieurs logiques dont celle qui épouse l'inégalité des castes par la naissance. La rétribution des humains impliqués dans une organisation productive capitaliste qu'elle soit usine ou administration se fera non pas en fonction des besoins des uns et des autres, mais en fonction du prestige relatif de chaque position professionnelle: les ingénieurs, les chefs, les anciens, les subalternes, les ouvriers manuels, les investisseurs, etc. en obtiendront la part qui leur revient selon ces convenances de pure forme.

On pourrait imaginer que chez les peuples fonctionnant en situation d'abondance relative comme les chasseurs-cueilleurs, un partage juste soit plus facile à mettre en œuvre. Si l'on en juge par la violence dont ces peuples ont parfois laissé la trace, rien n'est moins sûr. Les guerres que se sont faites les tribus amérindiennes ou les humains du paléolithique pour maitriser leurs territoires de chasse, sont ou ont été sans merci. Presqu'aussi violentes que les guerres engagées pour s'arracher la propriété entre familles ou entre nations.

Dans le cours progressif de l'invention de l'agriculture, il est vraisemblable que les humains ont peu à peu introduit la propriété comme une garantie de pouvoir récolter les fruits de leur investissement et de leurs semailles. De la propriété à l'enclos et de ce dernier au vol, on ne sait combien de temps il a fallu mais, à la violence des réactions à ces façons de faire, on mesure que la loi s'est installée dans une logique de protection des forts: les possédants et les accapareurs. A chacun son lopin est une logique terrible d'égoïsmes entrechoquant leurs exigences dans une violence instituée.

Afin de faire face à ces impossibles ajustements, on a inventé des règles subsidiaires suggérant une propriété collective, une propriété temporaire, une propriété incomplète ou partagée, une propriété conditionnelle. On n'a jamais pu cependant réguler, de façon définitive ou concertée, les abus des propriétaires mettant en jeu leur force, leurs héritages, leurs invocations divines ou supra-terrestres, leur droit supérieur. Accaparements, exploitations, abus, révoltes se succèdent autour des règles de la propriété qui changent de formes comme un ectoplasme au fur et à mesure des dénonciations dont elle sont l'objet et des renversement auxquels elles donnent lieu.

Dès les progrès productifs de l'agriculture, les humains se sont pris à penser qu'un jour viendrait où il serait possible de nourrir tout le monde grâce à la science des combinaisons, des lunaisons, du jardinage savant, de la rationalisation et d'autres procédés. Cela a été jusqu'à ce que l'on constate que les avancements les plus efficaces pour faire dégorger la terre nourricières, épuisaient les sols et la planète de telle sorte qu'il fallait rétro-agir si l'on ne voulait pas que cette dernière devienne infertile, que les corps humains s'avouent débiles et qu'un grand nombre d'espèces aient disparu sous les effets des techniques sélectives. Cette solution favorite des civilisations urbaines n'offre aucune sortie honorables aux humains ni à d'autres vivants, pour que chacun étanche son appétit. Et il est vraisemblable que tout n'a pas été inventé, loin de là, le concours continue.

La loi et la violence du désir amoureux

Tandis que l'on pourrait croire que la dimension instinctuelle attribuée à la reproduction offre des normes correspondant à une forme de loi que l'on pourrait nommer naturelle, on constate que les variétés de pratiques de cette relation amoureuse sont diverses et culturelles. Comme peut-être le font certains animaux et certains végétaux à notre insu, les humains ont inventé et continuent de mettre en œuvre des procédures et des manières de faire d'une inventivité surprenante. Citons le mariage par exemple. Ce que l'on nomme mariage dans une imprécision langagière qui ignore les contradictions culturelles, le mariage offre de stabiliser une fois pour toutes les partenaires de la relation sexuelle qui est au cœur du désir amoureux. Mais jamais le mariage ne contient tout le désir amoureux. Jamais le mariage ne dissuade les dominateurs ou les dominatrices d'exercer leur force ou leur autorité. Jamais le mariage ne dure le temps que les partenaires sexuels durent eux-mêmes ensemble. Le mariage est une fiction de régulation ou une régulation par la fiction de l'harmonie durable du désir amoureux. Les variations que sont l'adultère, la polygamie ou la polyandrie, la succession des contrats amoureux ou le regard du clan sur le comportements des époux, ces variations ne sont que des pis allers qui estompent la violence de ce désir sans en venir à bout. Le désir amoureux conserve de bout en bout sa violence intrinsèque que personne ne sait juguler, à peine estomper.

Bizarrement, je me fais aborder en Afghanistan par un jeune homme qui espère de moi un instant d'expérience sexuelle car, de petite fortune dans un pays ou régit l'accaparement polygamique des femmes par les hommes puissants, il sait n'avoir aucune chance de pratique hétérosexuelle de toute son existence, aucun espoir d'enfants, de famille, de baise abandonnée. L'abstinence ou le contrôle des femmes comme des hommes est une modalité fort partagée du contrôle de la violence du désir amoureux. L'ethnologie met en évidence le fait que certaines populations humaines ont mis à l'écart la pratique amoureuse dans l'opacité d'une indifférence relative. Les lieux de la pratiques sont rares ou inaccessible, la pratique est relativisée parmi les priorités symboliques, le contrôle tribal est péremptoire, les règles sont inégales au point de priver de sexualité ou d'assigner à conformité les uns ou les autres.

La plus grande illusion vient sans doute de l'idée que la liberté amoureuse la plus ouverte est la solution à l'accomplissement des désirs et donc de la régulation de la violence sexuelle. Afin de libérer le genre humain des contraintes de la morale sociale, ce genre humain réinvente périodiquement la liberté sexuelle. Tout est permis à chacun et à chaque instant en matière de désir amoureux. Rien de plus beau que le désir qui jaillit librement. Il en est cependant des effets de la liberté amoureuse comme de toute liberté. Elle offre aux forts et aux puissants des occasions d'abuser de leurs avantages. Les beaux spécimens, les riches et les possédants, les jeunes pour le temps de leur jeunesse, les vieux et vieilles pour ce qu'ils et elles ont amassé, les séducteurs/trices pour leur art assis sur des facteurs sociaux solides, monopolisent à leur profit la pratique sexuelle au détriment des faibles, des moches, des timides et des derniers arrivés. Sans parler des puits de souffrances creusés chez les uns ou les autres par une liberté dont seuls certains peuvent profiter. Derrière une idée magnifique, le sillage des abus prédateurs est infini. De toute façon, le désir amoureux déborde sans réserves. Ça gicle de partout, ça ne tient pas en place, ça ne s'éteint pas même avec l'âge ou avec des infirmités. On a beau lapider les uns ou les autres, surtout les unes d'ailleurs, on a beau lancer des polices des mœurs ou mettre au point des contrats savants et des juges impartiaux, on a beau promettre périodiquement que la liberté est pour tout le monde, comme y insiste Malcolm Lowry, la souffrance est un envers solide du désir amoureux et chaque existence traîne avec elle ses souffrances intenses et secrètes des choses de l'amour. Chaque solution prête le flanc à des abus qui ne sont pas commis sur des choses mais bien sur des gens.

Qu'il s'agisse de sexe ou de faim, l'organisation sociale des humains telle que nous la connaissons est donc partagée entre une aspiration à la coercition du désir de sorte à ce que celui-ci ne perturbe pas trop le fonctionnement social; et la liberté qui prétend épanouir les humains. D'un côté on a Rabelais et Mai 68. De l'autre les réacs, les institutions et les gens d'expérience. D'un côté Danton, de l'autre Robespierre. D'un côté les tentatives d'étouffement relatif du désir, de l'autre la glorification de la liberté de manger et de baiser. Comme d'autres cultures à leur façon, notre culture a aussi inventé et fait connaître de grands régulateurs mythiques. Les plus connus sont ou ont été le mysticisme qui dérivait les désirs humains dans une pratique sublimée. Ou la psychanalyse qui prétendait offrir des réponses universelles à un désir sexuel mis au cœur de tout le comportement humain. La logique contractuelle et la démocratie ont aussi espéré et tendent encore à proposer des réponses concertées au sujet de la maîtrise du désir. Chaque génération invente sans doute depuis qu'existent les humains, des variations sur des modes régulateurs considérés comme décents.

Si l'on se penche sur les modalités de la violence, on peut postuler sans grand risque que le caractère répressif de la coercition est à la mesure de l'intensité des désir à soumettre. Et qu'à l'inverse, dans un mouvement qui se prétend libérateur, l'intensité de l'instant de libération est à la mesure de la coercition dont on se dégage. Toute la force de la loi, qu'il s'agisse de règles de domination ou de règles de partage, ne fait que répondre à la puissance de la force avec laquelle le monde se perpétue inéluctablement devant nos yeux incrédules. C'est que le monde bouge et que l'ajustement aux exigences du désir se fait dans un monde en pleine transformation.

2. "... secouant le cornet du hasard"

Il s'agit bien sûr du cornet à dés qui prétend introduire du sens dans le déroulement des choses. Car les choses se déroulent selon un cours dont bien des discours nous demandent d'en accepter ou non les effets de sorte à nous comporter de façon conforme à nos observations ou à nos souhaits. La condition humaine est la nécessité d'ajuster indéfiniment la régulation des désirs à un monde en perpétuelle transformation. Nous retrouvons la violence où nous ne l'attendions pas: non plus dans le désir, mais dans la transformation du monde. La violence majeure est que nous sommes sommés de nous ajuster à un monde qui se transforme de façon continue selon des lignes que l'on peut nommer de multiples façons: providence, nature, insensée ou immédiate. Voyons un peu ce que nous cache le hasard. Il nous est impossible d'envisager tous les discours qui tendent à restituer le mouvement du monde. Je propose de rester du côté de chez nous dans une histoire proche qui commence à Descartes pour aboutir à Heidegger, en somme d'avant-hier à nos jours, ici même.

Pour les tenants de la Providence qui ont sévi en Europe dans le passé récent, le monde se transforme dans un dessein qu'il est sage d'accepter si nous voulons éviter les frustrations de rebuffades indéfinies. Dieu a conçu le monde selon un modèle pré-établi, professe Descartes, et il serait sage d'accepter l'ordre de ce monde plutôt que de prétendre le changer. Plus humble est l'acceptation de la providence et moins vive sera la violence de la transformation. On retrouve cette sagesse cartésienne dans bien des cultures où une cosmogonie, des narrations, des allégories de toutes sortes tracent des chemins balisés obéissant au projet d'une divinité transcendante, d'un bon dieu en somme, du déploiement d'un ordre qui nous dépasse, nous suggérant des comportements sages. On pourrait admettre que face à un monde de toute façon inconnaissable il n'est pas déraisonnable d'inventer des sornettes de façon à assigner un sens, fût-il fantasmé, à ce qui ne peut en avoir. Mais cette attitude philosophique pose au moins deux problèmes. Le premier est qu'il n'explique pas les souffrances et les douleurs de l'existence. Comment une volonté supposée intelligente ou bonne, a-t-elle pu inventer le viol, le meurtre, la maladie ou la guerre? Toute réponse ici est spécieuse et ne tient guère face à une logique de bon sens imperturbable. Mais l'objection majeure se trouve ailleurs.

C'est que l'on pourrait admettre cette divinité providentielle à condition qu'elle fût seule à décerner ses décrets. Or il en existe une infinité. Les divinités ne cessent de se reproduire et leur nombre est aussi grand que leurs exigences sont exclusives. Les pauvres humains en charge de mettre en œuvre les volontés de la providence se heurtent à d'autres humains censés disposer de prescriptions différentes de la part de divinités ou de forces ou d'esprits tout aussi légitimes à décréter leur narration. Dans le fil de cette concurrence entre prescripteurs de providences alternatives, on ne cesse de constater les guerres les plus meurtrières. Les humains se battent à mort au nom de croyances tout aussi absurdes les unes que les autres. Parfois la même divinité est affublée de desseins providentiels opposés comme en Palestine-Israel aujourd'hui ou entre différentes factions d'un Islam qui se croit homogène. La providence est une impasse de l'esprit comme elle est une impasse dans la conduite des affaires des humains. Ça ne marche pas.

Spinoza propose du coup une approche plus fine et plus proche de ce que tout humain peut observer. Quasi contemporain de Descartes et son envers, Spinoza avance pas à pas pour ce qui concerne notre affaire de violence. Il commence par postuler que Deus sive natura. En langage clair: Dieu-c'est-à-dire-la-nature. Il utilise le mot Dieu, mais l'identifie à tout ce qui nous entoure et dont nous faisons partie. S'il y a dessein, ce dessein est immergé dans le mouvement d'une nature dont la compréhension de ce qu'elle veut et où elle va ne va pas de soi.

Puis Spinoza avance encore d'un pas. Il parle dans l'Ethique d'une natura naturans. En Français on dirait d'une nature naturante, d'une nature qui obéit à sa loi propre et se déroule selon cette loi. La nature est donc à la fois un acteur et une action. On ne peut distinguer le substantif du verbe. Il n'y a rien qui puisse prétendre à un projet pour les humains. La nature se nature elle-même. Le pas suivant de Spinoza dans notre course bien trop rapide énonce ce qui est au cœur de son œuvre et que l'on répète souvent sans trop le comprendre. Chaque chose, dit-il, autant qu'il est en son pouvoir, tend à se perpétuer dans son être. Spinoza admet que la transformation du monde obéit à une logique qui est de l'ordre du prolongement de l'être. Il a la sagesse de considérer que le pouvoir des chose est relatif, entendant par choses aussi bien chaque humain que les objets, les montagnes, les pays, les institutions, les familles, les nations, les autres animaux, les idées. Chaque chose se perpétue ainsi dans une direction bien précise qui est celle de son être, de ce qu'elle est. Dés lors nous avons le choix entre accepter le sens de cette perpétuation ou non. Et selon notre choix nous opterons pour ce qui nous conforte dans la perpétuation de notre être ou ce qui nous en éloigne: pour la joie ou pour la tristesse. Spinoza nous propose une philosophie fortement balisée d'un bon sens de la liberté. C'est déjà ça.

Nietzsche va beaucoup plus loin dans la même direction. Avec une exigence de diamant qui ne fait aucune concession aux fables et aux petits arrangements de nos peurs et de nos aveuglements, Nietzsche nous assure que le cours du mouvement du monde obéit à une infinité de forces, d'accidents, d'acteurs, de conflits, de situations desquels il est impossible de déchiffrer un sens, un projet, une direction, une téléonomie comme disent certains savants contemporains. D'autant que ces acteurs, ces situations, ces forces sont dispersés, imprévisibles, inégales, aléatoires. "Ce que l'on trouve au commencement historique des choses, n'est pas l'identité encore préservée de leur origine, c'est la discorde des choses, la disparité", leur secret est qu' "elles sont sans essence," dit Foucault à son sujet. On n'y peut déceler aucune causalité dirions-nous aujourd'hui, aucune logique explicative ou de répétition. Aucun sens n'est recevable dans un monde dont ni le sens ni l'intention ne sont perceptibles à nos petites antennes et à notre intelligence bornée.

La véritable violence selon Nietzsche est de vivre les yeux ouverts dans un monde qui n'a pas de sens. Quelle violence que de constater au détour d'un événement de l'existence que le monde est dépourvu de sens! Dans La naissance de la Tragédie il insiste même que ce ne sont pas les humains qui sont fous, c'est "le monde qui s'est dégondé". Deux mois après la chute des tours jumelles de Manhattan, j'entends un de mes amis qui y habite me raconter la chose en parlant d'un "désastre". Alors que les analystes qu'ils soient politiciens, journalistes, historiens ou anthropologues déblatèrent sur le sens de ce geste terrible, mon ami me parle de désastre dans le même sens que Nietzsche parlant de dégondage. Le monde du 11 septembre 2001 est comme une étoile qui serait sortie de son orbite, désastrée d'elle-même. Tout y est fracas et chaos. Rien n'y a de sens. Et tout sens proposé par les bavards est une imposture.

C'est pourtant Heidegger qui donne le fin mot de l'affaire jusqu'à maintenant. Heidegger explore la relation de l'être et du temps. Alors que le discours scientifique s'impose alors dans une vision du cours du temps initié par un prétendu big bang d'une violence telle qu'inconcevable, Heidegger nous prend à part pour nous rappeler que peut-être ce big bang initiateur, cette violence impossible à nommer et que l'on ne peut raconter que par des chiffres gigantesques, ce commencement du monde n'est pas situé dans un passé datable derrière nous, non, ce commencement du monde n'est surtout pas derrière nous comme si nous pouvions nous en débarrasser. Il est devant nous. Il est ici et maintenant, dans l'instant immédiat. Nous sommes dans un monde en surgissement perpétuel ce qui justement le rend inconnaissable. Non seulement le monde n'a pas de sens, mais il est inconnaissable. C'est là la plus grande des violences. Le big bang, c'est tous les jours. On est passé en quelques siècles bien loin de la rassurante providence.

Reste qu'il parait difficile de faire face à pareille violence consubstantielle au monde. Il nous faut pourtant terminer ce propos en suggérant quelque façon de se comporter pour faire face à ce monde présent dont le violence tient à ce qu'il est d'autant moins connaissable qu'il émerge en permanence. Ce qui le rend violent sans que maintenant la violence soit affectée de caractère bon ou mauvais, c'est qu'il est inconnaissable dans son émergence continue. Alors, comment faire? Deleuze a donné dans les bavardages savants de ses cours à l'université de Vincennes, plusieurs attitudes morales pour faire face. Dans un de ces cours, il prétend ne connaître qu'une façon de se comporter dans ce genre de circonstances indéchiffrables, c'est d'être à la hauteur. Être à la hauteur, pourrions-nous préciser, de l'idée que nous nous faisons de l'humanité ou de notre responsabilité dans l'instant, d'être à la hauteur de nos voisins, de nos enfants, de notre langue, de notre pays, de notre façon de voir, de l'idée que nous nous faisons de nous- même, être à la hauteur de la violence du monde magnifique qui se déploie devant nos yeux. Être à la hauteur, tout le monde le comprend.

Marc Hatzfeld

La violence et la transformation du monde ou la question de la violence dans la morale politique

Université populaire (UPOP) de Carcassonne Samedi 2 juillet 2016

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