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L'individuation en Inde

L’Inde est un pays de collectifs institués anciens, puissants et tenaces. La plupart des Indiens d’aujourd’hui sont pris d’une façon ou d’une autre entre leur famille, leur village, leur caste et, pour les miséreux, leurs réseaux de survie économique. L’Inde contemporaine est cependant soumise à des pressions considérables qui sursaturent ces êtres sociaux collectifs. La superposition des appartenances collectives tend ces êtres sociaux à l’extrême de sorte qu’ils recèlent un grand nombre de potentialités.

Le fond de cette tension est double. C’est d’une part l’entrée de plain-pied de ce pays relativement protégé jusqu’alors, dans une globalisation qui lui arrive par les airs et par les ondes, une globalité technique d’abord, puis rapidement financière et politique. D’autre part le rebondissement d’un conflit plusieurs fois millénaire entre gens des villes, gens des villages et, surtout, gens de la forêt, conflit qui porte sur la disposition de la terre. Qui est légitime à disposer de la terre ? Ceux qui la cultivent (les paysans), ceux qui la préservent (les forestiers), ceux qui augmentent la richesse et la puissance du pays (les urbains) ? La densité démographique et les mythologies identitaires sous leurs formes religieuses ou clientélistes concurrentielles donnent un tour tragique au conflit en cours. L’Inde vit depuis une vingtaine d’années dans une atmosphère de guérilla rampante, suggérant que le processus d’individuation est douloureux autant qu’incertain.

Ce conflit met à la question les collectifs traditionnels ou institués que sont village, caste et famille en les soumettant à la « transduction » dans un processus d’individuation collectif. Simondon écrit qu’ « il y a transduction lorsqu’il y a activité partant d’un centre de l’être, structural et fonctionnel, et s’étendant en diverses directions à partir de ce centre [...]. » Concernant village, famille ou caste, ces trois conditions posées par Simondon sont remplies. Pour chacun de ces êtres collectifs (village, famille, caste), l’activité part du centre de l’être, de lui en tant que tel dans ses fonctions et ses structures ; et ces activités s’étendent dans un grand nombre de directions comme autant de potentialités. Village, famille et caste ne disparaissent pas car leur seul retrait signerait la fin de l’être englobant qu’est l’Inde elle-même, mais elles cherchent le chemin d’une transindividualité collective : le passage par ces êtres sociaux, d’une mythologie d’immobilisme fonctionnel et structurel à un discours de métastabilité.

Ce sont d’autres collectifs qui portent cette transduction, de ces collectifs qui semblent porter en eux et exprimer autour d’eux les potentialités des êtres sociaux traditionnels en transformation. Ces collectifs nouveaux sont portés dans le monde par un vent qu’on pourrait appeler libertaire dans un langage politique du XXe siècle ou vent transductif en langue simondonienne. Dans la langue contemporaine, ils n’ont pas encore de nom. Du côté de ceux qui disposent du moyen de se faire 1 L'individuation en Inde. Simondon. Cerisy. 2013 entendre, on parle de mouvement des Indignés, de Printemps arabe, de Occupy ceci ou cela, des Femen, etc. Du côté de l’Inde et en particulier du Bengale, on évoque les Naxalites et les Addas. Ce sont deux types de collectif fort différent l’un de l’autre qui ont été portés par ces vents.

Les Naxalites sont un mouvement historique caractéristique du siècle passé. En 1967, tandis que les jeunesses du monde occidental s’occupaient de faire cesser la guerre du Viêt-Nam ou de se débarrasser de la société de consommation, voire les deux et plus encore, la jeunesse aisée et frondeuse du Bengale prenait fait et cause pour des paysans pauvres abusés par de grands propriétaires. Dans un pays alors proche de sa guerre de Libération et où la vie ne coûte pas grand-chose, les Naxalites se sont lancés dans une lutte armée sans repli possible qui dure jusqu’à aujourd’hui. Mouvement à la pensée sommaire dite maoïste et au néanmoins grand cœur, il a porté et porte encore la question basique du droit à l’existence des paysans pauvres et, entre autres, de ces groupes que l’on appelle les tribaux et qui sont les descendants des forestiers, des chasseurs-cueilleurs, les survivants d’avant la révolution néolithique.

Les Naxalites sont ce qu’on appelle des guérilleros. Lors de chacun de leurs coups de force désespérés, les Naxalites rappellent que ces gens-là, cette culture de la forêt, ces oubliés du développement, les paysans inutiles à la croissance du PIB, existent et sont des humains, des vivants, des gens qui contribuent à composer le collectif global, des gens dont on ne peut se débarrasser. Ils tendent et expriment les potentialités des êtres collectifs que sont famille, village et caste dans leur état pré- individuel. Ils contribuent à la sursaturation de ces collectifs institués qui leur sont pourtant plutôt étrangers.

Les addas sont d’une tout autre nature. Ce mot intraduisible signifie à la fois bavardage, commérage, débat, groupe de débat, famille politique ou philosophique, joyeuse bande. Une adda tient du café grec, du comité d’action de mai 1968, de la discussion de coin de rue, de la junta de manzana des débuts de la révolution cubaine, du bavardage du comptoir du petit matin ou du think tank à l’Américaine. Entre le gandhisme non-violent et les Freedom fighters, les addas avaient offert un langage indien propre aux luttes de l’Indépendance. Voici que les batailles pour la terre allaient les ressusciter. Les addas sont des lieux d’élaboration libre de la pensée politique, poétique, esthétique ou philosophique et souvent, d’une pensée fine. Dans le langage simondonien, on peut dire que les addas ont accompagné l’individuation du réel des êtres collectifs par une individuation de la connaissance. Les addas des années 2000 au Bengale étaient souvent des lieux d’une grande érudition.

Au-delà des bavardages ou des débats, les addas qui sont nées et ont vécu les batailles pour la terre des années 2007 à 2012 ont produit une grande quantité de visions poétiques, philosophiques et politiques consignées et distribuées dans des vidéos, des documentaires, des revues et des livres. Simondon suggérait que, pour repenser l’inconnu, on pût soit revenir à d’anciennes croyances, soit inventer un nouveau rapport au monde. Les addas ont fait les deux en un. Elles ont trouvé une langue nouvelle pour argumenter des croyances anciennes redevenues pertinentes. Elles ont proposé le rapport libre à l’espace des chasseurs tribaux pour restituer un respect de la relation à la terre malmené par les profits fonciers, égaré dans la 2 L'individuation en Inde. Simondon. Cerisy. 2013 frénésie urbaine mais à fleur de mémoires d’urbains encore imprégnés de mystique de la terre. La bataille gagnée contre la financiarisation libérale de la terre s’est nourrie de l’individuation de la connaissance formulée dans les addas de Calcutta.

Ces deux types de collectifs offrent des pratiques opposées. Les addas sont discursives, poétiques, libres et inactives. Les groupes naxalites sont généreux, politiques, brutaux et actifs. Les mêmes personnes peuvent presque appartenir aux uns et aux autres. Certaines l’ont fait successivement. C’est la combinaison de leurs discours et de leurs actes qui a ouvert l’indétermination des potentialités des collectifs institués de sorte à les faire entrer dans le processus d’individuation. Les villageois et les tribaux prenaient des risques considérables face à la puissance des multinationales alliées avec le pouvoir politique, pour faire entendre leur point de vue sur qui doit avoir le fin mot concernant l’usage de la terre. Cependant, la classe moyenne bengalie qui en dernier ressort pèse sur le cours des décisions politiques, a basculé vers la solution d’un compromis de circonstance porteur d’une transformation des collectifs institués. À l’issue de cette bataille qui est vraisemblablement la première d’une série longue, village, famille et caste n’obéissent ni à la même fonctionnalité ni à la même structuration qu’avant. Sans interroger les systèmes de relations qui demanderaient plus de temps, on peut chercher, dans les croyances, les effets d’individuation collective produits (transduits ?) par ces deux types de collectifs nouveaux, addas et groupes de Naxalites.

Simondon est prudent sur la fonction collectivisante des croyances (« la croyance n’est pas l’immanence du groupe à l’individu qui ignorerait une telle immanence... »), mais il entr’ouvre la porte au pouvoir du mythe en ce domaine : « Le mythe [...] serait le lieu commun des opinions obéissant à une systématique d’intériorité du groupe... [...], il suppose une logique de participation. » Sans être trop sûr de mon interprétation, j’en comprends que le mythe a une fonction fédératrice interne au groupe. En l’occurrence, ce qui nous intéresse est l’effet de la transformation mythologique induite (transduite !) par les processus d’individuation sur les collectifs institués. Comment village, famille et caste entrent dans le processus d’individuation par la transformation mythologique transduite lors des batailles pour la terre. Trois ordres mythologiques sont revisités lors de cette aventure.

Le mythe de la non-violence d’abord, hérité d’une narration gandhienne de la Libération favorable à l’entrée de l’Inde dans la modernité du XXe siècle. La tension entre la présence passive et intelligente des addas et l’action brutale et sonore des Naxalites réintroduit cette tension, classique en politique, entre l’indispensable violence libératrice et ses épouvantables effets sur le sens de la libération. Le mythe d’un sens de l’histoire ensuite, hérité d’une familiarité avec l’Occident pétri de progrès ou de croissance dont l’Inde contemporaine peine à se défaire pour une vision où le point du vue du village ou de la forêt prendraient sens face aux impasses des évidences développementalistes. Le mythe enfin, d’une domination potentielle des humains sur la nature qui séparerait les humains du vital. À cette mythologie devenue inepte, l’Inde oppose le langage d’une immanence qui réinvente sous forme de question l’homothétie du microcosme et du macrocosme. L’introduction d’une pensée du métastable dans ces trois discours mythologiques comme lieux communs des opinions obéissant à une systématique d’intériorité du groupe est le signe du processus d’individuation de ces collectifs institués que sont le village, la famille et la caste.

Marc Hatzfeld

Contribution au colloque Simondon de Cerisy-la Salle, août 2013

Les nouveaux collectifs en Inde à la lumière des êtres techniques de Simondon. Exercice sur l’individuation.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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