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Bouger

La question de cette Nuit des Idées est : Qu'est-ce qui vous fait bouger? C'est une façon claire de poser une question tout-à-fait intime. Il ne s'agit pas de la poursuite d'un principe abstrait. Elle ne se réduit pas à Qu'est-ce qui devrait faire bouger les gens? Ou Que voudriez-vous qui vous fasse bouger? La question traite d'un ensemble d'émotion, de pensées, de perceptions qui déplacent quelqu'un d'un point à un autre, lors d'un moment de son existence. Je choisis par ailleurs de ne pas prendre en compte ces mouvements légers du genre : Votre proposition m'a ému. Ou encore: Ce qui m'a le plus ému a été le thème final de cette toccata en si bémol mineur de JD Bach joué par Stern. Encore que, qui peut juger de ce qui émeut tel ou tel? Et à quelle occasion? Disons que je vais considérer que j'ai bougé, dès lors que c'est pour de bon. Je ne m'attends pas à revenir en arrière. Il n'y a pas de touche retour.

Par timidité ou par crainte de se dévoiler, que ce soit par honte ou par embarras, chacun peut hésiter à ouvrir son cœur ou ses secrets à un public anonyme. Ce qui nous émeut, ce qui nous fait bouger, est un bastringue de sexe, de faim, de peur, de gêne, de croyances, de regrets, de frustrations et d'autres facteurs plus intenses ou plus mesquins encore. Des moments dont on peut être fier et d'autres qu'on préfèrerait oublier. Et pourtant la question posée invite a projeter ce fatras sous la lumière, à le découvrir à des inconnus dont l'attention et la bienveillance sont loin d'être acquises. Si je joue ce jeu, je serai nu. Mêlant fantasmes et mémoire, je vais quand même tenter de jouer au plus près de la sincérité.

Traitant cette question, nous nous affrontons aux caprices du désir. Ce sont mes désirs qui me font bouger, mes désirs tels qu'ils émergent et me surprennent lors des accidents de mon existence. Parlant de désir, j'évoque par ce seul mot les choix, les actes, les pulsions et impulsions provoqués par mon appétit de sexe et de nourriture. Si l'on va au basique, tout appel du désir a trait de près ou de loin au sexe et à la faim. Les conflits territoriaux sont des effets de la peur d'avoir faim, de manquer de nourriture; du réflexe d'amasser et d'emmagasiner par absurde précaution, de mettre la main sur les réserves des autres. La façon dont je m'habille, dont je parle, je me comporte, j'apparais, la façon dont je joue mon rôle social est toujours embrouillée à cette compulsion de séduire pour tenter la capture de proies sexuelles. Le viol et la prédation d'autres corps sont des perversions de l'insatiable désir sexuel. A moins qu'il ne soit satiable, qui sait? La plupart des systèmes religieux suggèrent ou plutôt imposent les règles permettant de maintenir ces deux appels impérieux sous le contrôle d'autorités totalitaires. Le désir est une force lancée par on ne sait quoi qui permet à toute chose et à chacun de se perpétuer dans son être. Chacun peut partager ou se battre à son propre compte. Chacun est libre d'abandonner ou de résister. On peut être rusé, abusif, élégant au jeu du rapport au désir, mais personne n'échappe à la tension de se perpétuer dans son être. Cependant, qui tient à livrer les tours et détours de ses tripes et muqueuses? C'est pourtant ce qui nous est demandé ici.

Bien des situations me font bouger. Je n'ai jamais souffert de famine et ne peux parler de ce qui pourrait me pousser à voler ou à tuer pour un morceau de pain. Ce décisif morceau de pain est pourtant la mesure de ma faim. Je n'ai jamais eu à me battre pour sauver ma peau sur le bord d'une falaise; je ne parlerai donc pas pour ceux qui se battent bec et ongles pour faire vivre leurs proches, mais ce bord de falaise est le repère de ma peur d'avoir faim. Je n'ai jamais senti le besoin d'amour d'une façon si désespérée que je puisse écraser un autre humain pour approcher la personne que j'aime; mais j'en ai été si proche par jalousie ou par besoin que je me sens parfois au dedans de cette limite. Trois situations me font bouger vers l'autre bord de mes ombres dangereuses; ce sont de tomber amoureux, de réagir à l'injustice et de transgresser la loi.

Quand je parle de tomber amoureux, je fais rarement référence au sentiment mystérieux qu'on peut éprouver pour un/e voisin/e de pallier, un chien ou une actrice qui s'étale sur une page de magazine. Je pense guère à l'amour des parents pour leurs enfants encore que ce sentiment fasse partie du désir. Je ne pense ni à la tendresse usée des vieux couples ni à l'amitié, quoiqu'on pourrait parfois retenir la version camaraderie de cette dernière. Je fais référence à l'urgence absolue de toucher, de sentir, d'étreindre, d'embrasser, de se projeter, de tripoter et finalement de faire l'amour d'une façon ou d'une autre avec la personne qu'on désire. La littérature est remplie des histoires de cet amour là. Tolstoy a inventé Anna Karénine pour ouvrir nos yeux dessus et Omar Khayyam a passé sa vie à y tendre ou à l'attendre. On dit de cet événement de l'existence qu'il produit une des émotions les plus intense qu'un humain puisse éprouver et qu'il peut à lui seul combler une vie. Ce sentiment peut être bref comme un clin d'œil; il peut n'être qu'une affaire de semaines, de jours, d'une seule nuit. Cet amour n'a besoin d'aucun nom, d'aucun avenir, d'aucune mémoire, d'aucun mots si ce n'est le langage des corps qui s'y compacte. Le plus bref, le plus aigu.

Lorsque je suis saisi par un tel amour, je me sens capable de donner réalité aux rêves les plus cinglés. Je pourrais apprendre le Mandarin, je pourrais jouer du piano, ou au moins chanter correctement. Je pourrais grimper des sommets. Dans cet état, j'ai conduit ma bécane à 220 km/heure, j'ai traversé l'océan jusqu'aux Amériques de mille façons pendant un an, j'ai cessé de fumer sans même m'en apercevoir, j'ai retrouvé un sommeil d'enfant, j'ai réouvert les yeux sur la cruauté et la beauté du monde. André Breton a célébré cette maladie dans L'amour Fou et Louise Labbé dans ses anxieux poèmes. Car il s'agit bien de folie. Quiconque a fait l'expérience de cet état extatique sait que la personne aimée n'y est pour rien et qu'elle va vite retrouver les traits et les travers de la banalité; que les amants se filoutent réciproquement dans une attraction qui a perdu ses visages. L'amour est l'absurde attraction pour Rama d'une Sita qui sait pourtant que son épique mari est un arrogant tocard qui l'a déjà rejetée deux fois par panique des ragots.

Quant à moi, s'il me touchait, cet amour fou, je me fais croire que j'y cèderais à nouveau car je ne saurais pas résister à sa flatterie narcissique. Peut-être pour le sentiment d'invincibilité qu'il procure; ou pour celui d'approcher une extrême jouissance; peut-être pour celui de se découvrir à travers quelqu'un d'autre, ou encore celui d'explorer le mystère de cet autre. Peut-être pour tout ça à la fois; à moins que cette folie d'amour change en fonction des expériences et des joueurs. En ce sens, il s'agit vraiment de folie car je me piègerais à nouveau dans une aventure foutraque et dérisoire, mais je le ferais pour, comme un Faust éperdu, éprouver encore une fois cette ivresse.

La révolte contre l'injustice est un trait de base du jeune âge, mais il y a des gens pour lesquels il dure longtemps et même jusqu'à la vie entière. C'est le cas pour moi à ce jour. Bien qu'incapable de situer une date ou un événement déclencheur de la discrimination entre le juste et l'injuste, je me suis insurgé tôt contre l'injustice. Il est vraisemblable que mon éducation ait joué son rôle, mais peu importe. Je ne peux pas supporter que des individus, des groupes, des nations possèdent tandis que d'autres n'ont rien; que certains exercent le pouvoir et que d'autres le subissent; que certains abusent et que d'autres subissent les abus. Je ne peux supporter que, jour après jour et au fil des années, ceux qui possèdent, possèdent plus encore alors que ceux qui n'ont rien ont de moins en moins rien. L'injustice n'est bien sûr pas une question d'avoir, mais touche au devenir, à la dignité des gens, à la considération qu'on leur accorde ou pas. Certains peuvent parler, jouir, voyager, se croiser, agir, choisir, alors que d'autres meurent vite et dans une abjecte solitude. Je ne parle que de notre monde présent et je me révolte contre ce monde.

Ce sentiment dépasse la colère. C'est de l'indignation. C'est la rage telle qu'exprimée dans les romans de Faulkner ou les pamphlets de H.D. Thoreau. C'est un cri qui tourne en boucle. C'est un hurlement venu du fond de la terre et du tréfonds de mon corps. Encore qu'elle ne soit pas encore entrée dans la lutte et qu'elle n'ébauche pas les contours d'une transformation possible, la rage qui nourrit les luttes politiques engagées contre l'injustice est le désir ardent d'un bouleversement majeur. Elle est le mouvement qui, un jour ou l'autre, provoquera le chambardement tant attendu. Les puissants sont tellement aveuglés par leur cupidité et leur bonne conscience qu'ils ne soupçonnent pas l'urgence de renverser la table qui habite d'autres qu'eux. Seule une fureur déraisonnable peut les jeter dehors. Seuls les charbons ardents du feu de la colère qui couve peut les réduire en cendre. La rage est l'énergie d'un monde qui vient. Ou qui ne vient pas, d'ailleurs, qui tarde à venir. C'est dans cette incertitude que réside la folie de la colère politique. Celui qui s'indigne contre l'injustice a de grande chances de subir les retours de flamme de l'histoire et les insultes des puissants qui s'incrustent en ricanant. La folie tient à ce que la révolte contre l'injustice se retourne trop souvent contre ceux qui s'y engagent sans réserve. Il m'est arrivé d'entraîner mes proches et mes chers dans cette folie sans lendemains. Car dans le parcours d'une transformation violente, moi qui portais le feu, je me suis brûlé et j'ai brûlé les miens. Le Musa d'Arundhati Roy dans Le Ministère du Bonheur Suprême sait par la mort des siens le sens de ce désespoir total. Quoi qu'indispensable au mouvement de la vie, la rage contre l'injustice est une égoïste et pure folie.

Le dernier trait de mon existence qui me fait bouger et même avancer si cela a un sens, est la transgression, la violation du droit. Je ne suis pas seul à être chahuté par ces vagues tentantes de la désobéissance. Dans la tradition juive que la chrétienté a bizarrement adoptée, les humains commencent à bouger quand, d'abord Eve, ensuite Adam, désobéissent à la seule interdiction qui ait été posée par la divinité; et mangent le fruit défendu avec le projet de voir. Dans la tradition grecque, le monde humain commence à bouger lorsqu'un fils énervé par l'obstination de son père Uranus à baiser indéfiniment sa mère Gaïa, coupe les parties génitales de Papa et les jette dans l'Océan où elles deviennent Aphrodite, la déesse de l'amour (Kama!). Dans la tradition Brahmanique, le mouvement du monde est déclenché par la transgression suprême de Shiva qui, comme pour se débarrasser de cet encombrant et finalement inutile créateur de l'univers, tue Brahma. En un modeste reflet de ces grands gestes, comme mes semblables humains, je me mets en marche dès lors que, consciemment, je désobéis. Pas n'importe comment bien sûr.

Je me souviens avoir entendu quelqu'un dire qu'il convenait de bien connaître la loi de sorte à la transgresser à bon escient. Je sais que je prends des risques considérables à transgresser la loi car les enfoirés qui prétendent gouverner le monde en énonçant leur loi ne supportent pas qu'on leur désobéissent. La punition est à la mesure de la frustration de ces prétendus gardiens de la loi divine. Et pourtant, rien n'arrête jamais la désobéissance suivante car, nous autres humains ordinaires, sommes habités par le besoin de bouger. Prométhée est puni de façon continue par un Zeus indéfiniment furieux. La désobéissante Antigone, une adolescente à peine formée, subira une mort ignominieuse de la même façon que Phoolan Devi, une autre adolescente de basse caste celle-ci, sera violée, emprisonnée et finalement assassinée dans l'Inde contemporaine pour avoir transgressée la loi des hautes-castes, hautes-classes et dominants de toute sorte. Quiconque désobéit une loi abusive sera non seulement puni par les hautes-je-ne-sais-quoi, mais aussi par la profonde frustration des gens de basoche. Comme bien d'autres, il m'est arrivé d'être emprisonné pour avoir désobéi aux lois qui protégeaient les puissants abuseurs de notre monde mesquin. Car c'est pure folie que de tenter de désobéir: la fureur des puissants frustrés n'a pas de limites.

S'il me faut esquisser une réponse globale à la question posée dans cette Nuit des Idées, je dirais que ce qui me fait bouger tient de la folie. C'est ma folie qui me fait bouger. La folie de tomber amoureux, la folie de me battre contre l'injustice et la folie de transgresser les règles bien balancées des puissants oppresseurs. Quoi que j'ai du respect pour ces qualités, je n'ai jamais été mobilisé par un projet raisonnable, par un argument sensé ou par une pensée intelligente. J'ai besoin de sortir de moi-même pour bouger. A ce propos, de me trouver parmi les philosophes de haute volée d'une Nuit des Idées, me suggère que, en tout cas pour ce qui a trait à la question posée, je me sens décalé. Si la philosophie est une inclination vers la sagesse, je n'imagine pas les philosophes se mettre en branle en poursuivant leur folie. Bien sûr, la plupart des philosophes étant d'habiles rhéteurs, certains jongleront avec le paradoxe et prétendront prendre le parti de Phoolan Devi ou d'Antigone. Ils ont toujours fait ça. J'ai plutôt tendance à imaginer les poètes et les militants sur le versant transgressif d'existences dangereuses. Les poètes ne sont pas fait du même sang que les philosophes. Pendant la seconde guerre mondiale le philosophe Jean-Paul Sartre avait choisi de ne pas trop transgresser les lois tandis que l'immense philosophe Heidegger s'était sagement rangé côté nazi. Le poète René Char avait déraisonnablement partagé l'existence dangereuse des résistants dérailleurs de trains et Paul Celan avait fini par se jeter dans la Seine depuis le pont Mirabeau. Les sages esquivent leur propre folie, les poètes s'y jettent. La folie ouvre une fêlure dans le monde et ceux qui sont un brin fêlés choisissent de bouger plutôt que d'accepter l'exploitation et l'ennui comme condition humaine.

Marc Hatzfeld

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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