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Stardust


En 1927, six ans après qu’Einstein ait gagné le Nobel de physique pour ses travaux sur la matière corpusculaire de la lumière, un pianiste américain, Hoagy Carmichael, jouait un air nostalgique qu’il appela Stardust et qui devint l’une des grandes mélodies du jazz. La mélodie fut reprise par Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, bien d’autres encore et Coltrane la poursuivit jusque dans les années 1970. En 2008 Woody Allen réalisa même un film sur le mystère qui en émanait, mais entre temps Stardust ne cessa de rythmer la mémoire des amoureux du blues ; et la puissance évocatrice de cette mélodie en fit une expression mythologique du XXe siècle, une façon d’en énoncer l’indicible mélancolie. L’exercice consistant à raconter la rive rêvée d’une traversée sans fin se trouve au carrefour improbable de la poésie, de la connaissance, de la banalité quotidienne et peut-être même de la politique. C’est ce carrefour qu’il s’agit d’explorer.

Vers la fin des années quatre-vingt, je rencontrai une astronome qui m’élucida le succès de Stardust. Me prenant la main, elle m’expliqua que la matière même de cette main était de la poussière étoiles, étoiles éclatées à des époques totalement différentes, de toute façon fort lointaines, et assemblées par une foison de hasards pour que j’existe dans un temps lui-même infiniment fugace qui n’excluait aucunement la mémoire de leur essence stellaire. Ça fait beaucoup de choses dans une main. La façon dont nous pensons le monde en ce siècle négligemment positiviste nous invite à considérer que nous sommes de la poussière d’étoiles : il y a mille façons de parler du monde et c’est l’une d’elles, qui correspond à ce que nous croyons comprendre sans en être trop sûrs. Nous le croyons comme nous croyons que le ciel de nos nuits d’été est l’arrêt sur image du feu d’artifice d’une fête dont nous sommes les hôtes bien que nous en ignorions l’objet. La nostalgie de la mélodie mêlait soudain pour moi la tristesse des champs de coton du sud américain à un chagrin secret, celui d’avoir été, moi qui vous parle, de la matière d’étoiles réduites en poussière par un craquement d’une intensité insoupçonnable, transformant l’énergie d’un million de soleils en particules élémentaires afin que s’en empare le temps dans ses détours mystérieux pour qu’au bout du compte j’existe ou que je croie exister, l’orgueilleuse langueur de ne plus être une étoile et même de m’éteindre perceptiblement.

Du temps compacté en matière

Vu comme ça, la matière est une donnée stable qui hésite à se métamorphoser occasionnellement en énergie tandis que ce qui nous en apparaît n’est que l’agencement provisoire de cette matière par ce que l’on ne saurait désigner autrement que par le temps : le temps des cerises, le temps qui passe, le temps d’apprendre à vivre, le tempo du pouls du monde. En fait, nous sommes du temps compacté en matière et restitué dans une forme évanescente par des caprices hors d’atteinte. Nous sommes et tout ce qui nous apparaît n’est que du temps rendu perceptible. Ce qui fait que nous sommes à la fois morts et vivants, un et une infinie dispersion, ici et jamais plus, c’est notre maître à tous, c’est le temps qui joue avec nous sur son grand échiquier cabossé. C’est sans doute le seul objet qui nous soit

absolument incompréhensible et cette opacité nous pousse à lancer de récurrentes métaphores dans lesquelles il est question de dévoilement, de création, d’origine, de rupture ou d’émergence : des jeux d’enfants pour tenter de nommer l’innommable et d’assumer notre destin de passagers. Comme le serpent ne voit que ce qui bouge, nous ne voyons que ce qui a bougé, ce qui est porté par du temps, du temps devenu matière. Du restant, nous ne voyons rien et ne pouvons rien voir ni savoir, un métachrone confus pourrait-on dire. Ce que l’on appelle conscience est la façon que nous choisissons de nommer le temps, de parler du temps, de voir le temps travailler ce qui nous entoure. Ce que nous nommons la traversée, pour notre part et dans cette singulière aventure d’écriture, correspond à la prise de conscience de ce que nous pouvons abolir le temps pour percevoir la rive d’au-delà de la traversée et qu’il nous faut pour cela le voir, ce temps ; ou du moins l’approcher du regard.

Pour voir le temps, c’est-à-dire, pour comprendre ses effets sur le monde, certains disposent d’une naïveté héritée de l’enfance qui leur permet d’être toujours de plain- pied dans l’instant, d’ignorer les facéties du passage des siècles et des ans. Les grands idiots et les enfants au cœur pur pénètrent de leur regard immédiat le monde qui les entoure et ils voient. Il n’y a pas d’objet à ce qu’ils voient, car ils voient quelque chose qui n’est pas nommable, ils voient. Ceux qui ont perverti leur regard à l’utilité des mots et à l’habileté des raisonnements se trouvent, s’ils veulent comprendre quelque chose à ce qui les entoure, obligés de réapprendre à voir, ce qui est un exercice plutôt bizarre.

Tout le monde n’est pas curieux de la perception des choses et il est heureusement des sages ordinaires qui considèrent qu’il est plus important de bien vivre sa vie que de poursuivre les chimères de la métaphysique, de la mathématique ou de l’anthropologie afin de se faire une idée de ce qu’ils font sur terre. « Buvons et mangeons car demain nous mourrons ! » Et puis, il y a ceux qui veulent aller y voir. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus près du soleil. » Il y a ceux qui veulent y voir et, sans aucune certitude de parvenir à quoi que ce soit, s’approchent comme ils peuvent du soleil.

Acceptant de me savoir poussière d’étoiles, me voici donc m’approchant du soleil comme d’un de mes semblables. Me sachant temps compacté en matière, je sais aussi que la seule façon de voir le monde sans les brumes de la pensée est d’arrêter le temps. Je ne suis ni le seul ni le premier à tenter d’arrêter le temps. Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, je rencontre des femmes et des hommes tout occupés à tenter d’arrêter le temps. Les ermites dans le silence de la méditation, les amants dans l’attente de la petite mort, les comédiens au lever du rideau, le gardien de but à l’instant du penalty. Il est un destin des humains consistant à s’immobiliser dans l’instant afin de voir le monde sans qu’il soit touché par le temps, comme si ma main était non pas de la poussière d’étoiles rassemblée par les hasards du temps, mais toutes les étoiles de l’univers dans un temps suspendu. Dès lors que le temps s’est suspendu, j’entrevois les chemins vers l’instant : trois chemins.

Rencontrer le monde dans l’épreuve de soi.

Tout l’univers est en moi. Je suis unique et seul comme l’univers l’est aussi d’une absolue solitude. Je n’ai d’autres ressources que moi pour agir, penser, oser, aimer et devenir. Je sais ne rien pouvoir attendre d’autre part, d’autres gens, d’autre temps. De me savoir composé d’étoiles me renvoie à ma condition de poussière, passagère et légère aux caprices des vents noirs. Je sais déjà que je suis mort comme les étoiles dont je suis fait ; et immortel tant qu’elles survivent en moi. Lorsque je regarde le ciel, c’est moi que je vois et, si je veux comprendre ce qui m’entoure et dont je suis fait, je n’ai de ressource que de me voir où je suis aussi, ici et maintenant. Mais alors, comment se regarde-t-on afin de se connaître ?

Il me semble que c’est ce que Michel Foucault cherche lorsqu’à la fin de sa vie et relisant Sénèque, il évoque ce qu’il appelle des « pratiques de soi », ou des « techniques de l’existence. » Dans un texte de 1983 paru dans le Débat, il suggère que l’on apprend à se conduire par « des exercices par lesquels on se donne soi- même comme objet à connaître. » Jamais il ne livre d’exemples de ces pratiques de soi dans lesquelles chacun reconnaîtra ce qu’il voudra : « des arts par lesquels les hommes se fixent des règles de conduite, » dit-il seulement. Ces arts sont sans doute ce que nous entreprenons lorsque nous nous engageons dans une psychanalyse, dans les exercices du yoga, dans l’expérience théâtrale, musicale ou picturale, dans le sport ou dans la prière, dans la lutte syndicale ou dans la construction de sa maison. De ces pratiques dont nous connaissons bien certaines pour les solliciter afin qu’elles nous aident à traverser l’existence, aucune n’est la bonne, aucune n’offre les réponses aux questions que nous nous posons. On les croyait ludiques, expressives, thérapeutiques ou éducatives, ces pratiques prennent un tour singulier si l’on en retient que ce sont autant de parcours d’existence dont on attend qu’ils nous apprennent à nous connaître nous-mêmes afin de connaître le monde. Parcours choisis et intimes d’où l’on regarde le monde à travers les disciplines, les surprises ou les enjeux que l’on se donne à soi-même.

Un an plus tard, dans une entrevue accordée à la revue Concordia, Foucault émet même l’idée que c’est « en libérant son désir que l’on saura se conduire. » Ou plus précisément que, pour se conduire, il convient de se connaître. Et pour se connaître, de libérer son désir. Lorsqu’on sait l’importance du désir dans la littérature de cette période, il s’agit de prendre un risque libératoire ou libertaire sur ce qui relie chacun de nous au monde en transformation ; de prendre les risques du désir afin de se connaître soi-même et de savoir se conduire. C’est précisément ce que signifie « prendre ses désirs pour la réalité. » Dans la perception, la sensation et l’expression de mon désir, je connais le désir du monde ou, en d’autres termes, ce qui fait que le monde se poursuit, se prolonge devient ce qu’il est. L’épreuve de mes désirs dans mon corps m’atteste que je suis dans le monde, que je suis le monde et que le corps à corps peut commencer.

Le temps immédiat de l’insurrection.

De me savoir poussière d’étoiles me confirme par ailleurs que, si le temps est de telle façon compacté en moi, pour moi qui suis cet accident de la matière, seul existe l’instant. Ce que nous appelions passé ou histoire, futur ou projet a perdu sens. Le passé est une illusion mémorielle et le futur une chimère : tout est maintenant, dans cette fraction de seconde insaisissable qui me trouve vivant face à moi et au paysage d’ici. Dès lors, rien ne mérite qu’on s’y prépare, qu’on l’attende, rien ne justifie de différer, d’envisager ou se prémunir ; il n’est rien à préserver de l’expérience ou de l’histoire, rien à planifier. C’est tout de suite qu’il s’agit d’être qui je suis, de regarder le monde tel qu’il est, de l’infléchir tel que je le veux, de l’accepter tel qu’il m’est rêvé.

C’est alors que je vois le monde cruel et magnifique débarrassé des préjugés, des illusions, des arrangements négociés avec moi, avec mes voisins, les autres, les gestionnaires du réel, les responsables de la situation. Je ne vais pas remettre à un plus tard incertain de renverser les injustices, de remettre les pendules à l’heure, de me libérer des salopards, de prendre ma part de soleil, de faire l’amour à qui j’aime, de renverser les tyrans, de faire place nette, d’exprimer mes désirs, de lâcher mes chiens, de reprendre un petit verre pour la route.

Je suis partagé entre jouissance et colère, entre paresse et rage. Je prends le monde dans ses grandes largeurs immédiates. Je fais, je dis, je pense, je suis, je deviens. C’est l’instant de l’insurrection. Je m’insurge contre et pour. Je m’insurge en moi-même, mais je m’insurge aussi pour ce qui me tient à cœur, contre le racisme, contre la bêtise des crétins, contre les fables des menteurs, contre les machinations des affameurs, contre les entourloupeurs en tous genres. Voici venir le temps de la panique pour les corrompus et les petits malins. Il n’y a rien à perdre car ce qui compte n’est pas tant le résultat que j’attends de l’insurrection que la jouissance de sentir le geste d’insurrection me transformer.

Je m’insurge contre qui je suis, contre qui j’ai accepté d’être par faiblesse ou par défaut : contre mes peurs, mes mesquineries, mes atermoiements, mes idées toutes faites. Je veux être libre, eh bien voici que, justement, je suis libre. Je veux être un violoniste, je m’y mets tout de suite. Je veux être aimé, je le dis, je le fais, je le prends. Je veux transformer le monde, me voici devenu le monde en cours de transformation. Il n’y a aucune limite à l’insurrection, aucune raison de ne pas s’y investir totalement. Nous sommes tous des insurgés. Ca y est. Je vois le monde se soulever. Aujourd’hui est le jour de l’insurrection car demain il sera trop tard. Il n’est aucune limite à mon insurrection. Elle peut tout. Je m’insurge jusqu’à l’encontre de ma mort. Comme l’écrit Hafez dans l’une de ses plus belles balades :

« Qu’au jour de ma mort tu donnes Le bref répit d’un regard Et, comme Hafez, j’abandonne Cette vie et je me lève. »

Débarquer dans la pluralité

Depuis que je me sais poussière d’étoiles, enfin, les enracinements et même les repères particuliers que j’avais sur mon territoire me sont dérisoires et illusoires. Je n’ai plus ni terre d’ancrage, ni langage, ni famille. Je me souviens qu’il m’arrivait de me sentir appartenir à une terre, une ville, une bande, une culture disait-on alors. Il me reste des attachements que me livrent les sentiers de mon histoire, mais je ne comprends plus ce que signifie d’appartenir. Je ne comprends plus le discours prononcé en termes de patrie, d’ancrages, de frontières ou de racines. C’est à toute la terre que j’appartiens, à l’univers comme au lieu minuscule où je viens de poser mon barda, à celui dont j’ignore encore les contours et les saisons mais qui me promet déjà ses surprises. Je ne suis plus de France, d’Amérique, de Madagascar ou d’Inde, je suis de passage partout et totalement de ma chère rue comme des cinq continents et de plus encore.

Je suis tout cela, ni distinct ni confondu avec le vivant, le stellaire, le minéral et l’imaginaire. Je suis solidaire de l’univers et responsable de ce qui s’y déploie. À côté de moi, je prête attention à ce qu’est le monde et je le fabrique avec une délicatesse que j’apprends tous les jours à sentir sa fragilité. Je ne consomme plus le minerais, le combustible, le terreau sans restituer à la terre ce qu’elle m’a livré. Je ne laboure pas la terre sans refermer le sillon que j’y ai creusé. Je ne suis pas devenu respectueux de la nature, je suis la nature qui se respecte dans ma conduite. Je ne suis pas environnementaliste, je souffre et je jouis par la couleur du ciel, la gaité de l’air, la clarté des eaux des fleuves d’où je bois. Je suis les villes que j’habite et les routes que je poursuis. Je ne m’interdis rien par souci des autres, mais je m’épargne les douleurs de la prédation et des salissures. D’ailleurs il n’y a pas d’autres, je suis les autres et je les retrouve en moi. Nous sommes le même et nous ne sommes qu’un.

De la même façon, je n’ai ni système ni langage. Je les épouse tous dans l’ordre qui se présente et je les oublie au fur et à mesure de leur obsolescence ou de ma fatigue. Aucun discours ne me convainc tant je sais les incertaines bifurcations des langages comme des croyances. Mais je les pratique tous car ils me donnent les mots pour penser et agir. Un jour je suis de droite et le lendemain de gauche, un jour bouddhiste et le jour d’après animiste, un jour philosophe et puis plus tard un bonimenteur. Je suis tour à tour, je suis à tout bout de champs, je suis au petit bonheur la chance, je suis dans le vent de la poupe du navire et je vogue entre cinq océans. Je ne cesse de traverser vers où les limites des langues et des territoires se sont embrouillés dans un paquet de nœuds qui m’est tombé des mains.

La poussière et le nuage

Pour revenir à Stardust, il me semble parfois que le geste du traversier procède d’une nécessaire folie. Pour filer une allégorie popularisée par le même Michel Foucault, nous tentons de comprendre le monde en interprétant les formes aléatoires d’une poussière d’étoiles dont le nuage se compose, se déforme et se reforme sous les caprices de bourrasques dont nous ignorons tout. C’est une folie, mais cette folie est nécessaire car elle correspond à la façon que nous choisissons d’être des hommes sur cette terre, de regarder la vie s’y déployer et d’y espérer qu’elle se poursuivra un peu. Parfois la poussière devient nuage et une forme apparaît qu’il nous faut capter et raconter avant qu’elle ne s’évanouisse. Il est vraisemblable aussi que nous prenions le risque de raconter pas mal de billevesées ou que ce que nous raconterons sera qualifié de la sorte car l’important n’est pas de trouver le fin mot mais de chercher en nous-même, c’est-à-dire de nous interroger. Ce qui compte est la question, chacun la pose à sa façon et c’est à lui-même qu’il l’adresse. Pour ce qui me concerne, il me reste l’infinie mélancolie de me savoir poussière d’étoiles au carrefour des vents. On appelle ça le blues. C’est une musique qui fait pleurer, jubiler et délirer tour à tour. On l’entend fredonner sur cette rive tout juste abordée.

Marc Hatzfeld

Rédigé pour le groupe de travail Emergence (avec Josée Landrieu et Etienne Le Roy) pour un ouvrage non publié Les traversiers.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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