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Le bel mourir et le jeu politique

Nuit, de toute la vitesse du boomerang taillé dans nos os, et qui siffle, siffle... René Char, Feuillets d’Hypnos, 1943

Au commencement était la violence. La formule est moins classe que si l’on évoquait un verbe du début et moins solide que si l’on parlait d’énergie primordiale ou de hasard. Elle n’est ni plus vraie ni plus maline qu’une autre façon de dire, mais, du point de vue de la sensibilité au monde, convenons qu’elle sonne plutôt juste. Au commencement était la violence, le tohu-bohu, le chaos. Si l’on prend le commencement non comme une origine chronologique mais comme ce qui engendre le temps justement, ce qui lance le devenir ou le cours des choses, on ne peut échapper à une invérifiable impression de violence initiale, presque de violence fondatrice. Passer de l’inexistant à l’existant, du non-être à l’être, du non-manifesté à la manifestation, de ce qui est imperceptible ou inintelligible à la conscience de ce monde, quelle que soit la façon de nommer le passage, il implique un éclat dont on ne peut soustraire la tonalité de violence. Le Big-bang est l’allégorie moderne de cette émergence dont l’onomatopéique langue anglaise rend justement le sentiment d’une extrême violence. Big Bang ! On se croirait dans une bulle de bande dessinée de guerre.

Disons que ce que l’on appelle violence est l’impression durable ou répétée que laisse ce passage primordial. Je dis durable car ça n’en finit pas. Nous nous rassurons en nous racontant l’histoire d’un départ suivi d’étapes intermédiaires, d’une séquence raisonnable, alors que le monde ne cesse d’émerger, de commencer, de naître dans un spasme inépuisable qui est devenu notre condition. Ce que nous appelons violence est le sentiment de naître indéfiniment, d’être jetés dans le temps sans comprendre ce qui nous arrive, de commencer et de recommencer à être, à vivre, à devenir, à agir, aimer, parler, jouir, savoir. ‘’L’espérance est violente’’, dit même Apollinaire. Tout est là : la violence est notre condition. Le tohu-bohu, c’est tous les jours. Les premières pages de La Condition humaine de Malraux évoquent cette violence dans les gestes d’un homme du XXe siècle mobilisé par l’aspiration à la justice contre un ordre qui n’est ni des choses ni des gens : l’ordre tout court, un ordre essentiellement violent. Il en est de même à chaque époque, à chaque génération, à chaque instant. Partons de là.

Nous sentons par l’intérieur la violence du monde qui surgit, ça s’appelle le désir, un désir qui se joue de nous tandis que nous prétendons jouer avec. Nous a-t-on raconté que nous cherchions à nous perpétuer dans notre être ? Nous savons que c’est une faribole. Nous sommes bel et bien condamnés à nous perpétuer. La sexualité et la faim sont cette double sommation. Nous considérons la sexualité et l’appétit des autres espèces comme un spectacle de toute beauté, floraison, chasse ou saison des amours, mais nous les percevons en dedans de nous comme l’inévitable concentration de la violence du monde. Nous sommes traversés par la violence d’un double désir dont nous ne contrôlons ni le sens ni les exigences. Il faut que ça sorte, il faut que ça passe, il faut qu’il s’empare de ce que l’instant nous présente ce foutu désir : le corps de l’autre, les nourritures, l’espace. Bien sûr, ça commence super bien car le désir nous ouvre à la sensualité du monde, aux plaisirs et aux joies dont les découvertes son infinies. On pourrait en rester là, c’est si bon, si délicieux. Et puis viennent le viol, la peur du viol, la guerre pour survivre, l’envie de faire, la pulsion immédiate, la rage d’aimer, l’envie de dévorer l’univers. C’est compris dans le lot. Nous ne cessons d’inventer des stratagèmes pour négocier individuellement ou collectivement avec la puissance du désir qui nous traverse. Les fables de sagesse sont autant de petits arrangements pour parvenir à nous faire accepter les écarts injustifiables de la violence qui traverse nos corps dans le désir sexuel et dans la faim. Nous savons aussi qu’au fond, nous n’en viendrons à bout qu’avec notre propre mort. La satisfaction du désir est une jouissance passagère, une paix illusoire comme toute paix car le désir revient avec la même intensité. Nous haïssons le viol, nous détestons la guerre de conquête, mais savons que l’un et l’autre procèdent du désir, de l’appétit pour les autres et pour les nourritures. Ce que nous appelons la loi est l’effet des efforts dérisoires pour parvenir à composer tant bien que mal avec nos appétits de baise et de bouffe. Nous avons mis cent mille ans à concevoir un jeu de règles savantes qu’on dit morales, esthétiques ou pénales afin de contrôler la pulsion du désir et voici qu’une circonstance anecdotique fait sauter en nous les verrous qu’elles imposaient. Je suis un violeur en puissance, un violé furieux d’humiliation, je suis un pilleur des réserves d’autrui, un bagarreur aveugle de la lutte pour la survie ; je ne sais jusqu’où je parviendrai à naviguer sur la crête qui prétend distinguer la bonne sexualité des romans à l’eau de rose ou le juste partage des manifestations de la bête furieuse qui me ravage le ventre. Le désir amoureux comme la faim reposent sur la violence qui s’y cache et ils me murmurent de n’en piper mot afin de préserver les arguments qui les justifient et me permettent de continuer à jouer.

Car le problème c’est bien le jeu. Il est possible que toutes les espèces vivantes soient joueuses, nous n’y entendons pas grand-chose. Nous les humains sommes des joueurs, nous le savons. Dostoïevski nous en donne une clé dans Le Joueur, Tolstoï une autre dans La Dame de pique, Céline une troisième dans le Voyage, Nabokov une autre encore, etc... Nous jouons du début de notre existence à sa fin et de mille façons. Jouons-nous pour apprendre, pour nous frotter aux choses, pour nous rencontrer les uns les autres, pour prendre de la distance ou pour rien ? Jouons-nous sans autre but que celui de nous distraire et profiter de l’instant ? Mais au fait, avec quoi et avec qui jouons-nous ? Des platitudes utilitaristes nous suggèrent que nous jouons par exercice, que le jeu est un accessoire pédagogique de notre séjour. Rien n’est moins sûr ; ou tout au moins ce n’est pas suffisant. Nous jouons avec nos frères et sœurs, avec nos voisins d’à côté, avec nos amoureux. Nous jouons à faire comme si, à chercher la règle, à tenter les limites du temps ou de l’espace, à nous connaître nous-mêmes. Nous jouons avec la furie des climats, avec les autres habitants de la terre, avec nos bizarres congénères, avec notre hérédité, avec la peur, avec la mort. Nous jouons avec le destin, c’est un des jeux favoris de l’espèce : comme si un immense partenaire invisible nous mettait au défi. Au-delà de ces formes ludiques, nous jouons bien avec la violence qui nous habite, que nous rencontrons autour de nous, qui nous renvoie à nous-même et qui s’impose comme notre condition. Nous jouons avec la violence qui passe dans nos corps par la puissance du désir.

Dans le jeu, nous mettons la violence à distance sans pour autant l’esquiver. Nous prétendons la tenir en respect pour l’instant donné. Le jeu nous permet de faire face, de voir de loin, d’inscrire la violence comme sur une scène théâtrale, impliquant quelques partenaires familiers. Nous instituons des règles qui nous permettent d’approcher la violence sans nous laisser consumer. Nous prenons plaisir à cette approche. Le jeu nous offre une confrontation jouissive avec la violence tout en différant l’urgence du désir. Nous jouons avec l’intensité du désir sexuel dans la romance, la drague, l’adultère ou les phantasmes. Chacun s’y débrouille à la va- comme-je-te-pousse, variant les coups selon son tempérament, son histoire, ses penchants et les circonstances. Nous jouons avec la faim par les rituels de table et les partages de territoire. Nous jouons à la guerre, nous jouons à l’amour. La vie nous confronte avec de petits joueurs et avec de grands joueurs, on ne se trompe guère à l’appréciation des humains selon la toise du jeu. Le capitaine Achab est un grand joueur. Le capitaine Achab de Melville joue avec les éléments océaniques, avec son histoire propre, avec son équipage débordant de courage, avec le pouvoir de son autorité et avec Moby Dick ; et ce faisant, il joue d’abord avec la violence. Au- delà de la baleine blanche qui fascine les fous des mers, le capitaine Achab joue avec cette violence qu’il saisit à l’état pur. Il ne s’arrête pas aux manifestations de la violence, il la prend à bras le corps, en direct, en total.

Si pour le capitaine Achab ce jeu est une affaire personnelle voire celle de son entourage, certains joueurs jouent avec la violence au risque d’une propagation qui les dépasse. Parmi eux, bien des politiciens. Le cours ordinaire de l’exercice politique consiste grosso modo à fixer des règles du jeu entre humains, règles changeantes et volatiles permettant de jouer avec la violence de nos désirs sans trop de casse. Faute d’accepter les exigences éthiques de cette ambition, le jeu politique peut cependant s’exaspérer dans les extrémités des dictatures, exterminations, terreurs ou colonisations. C’est que les politiciens qui ont capté le pouvoir par héritage, par obstination bureaucratique ou par cupidité sont des blaireaux. Ils jouent sans savoir avec quoi ils jouent. Dans le face-à-face des politiciens avec l’exercice du pouvoir, leur jeu personnel avec la violence est un poker tendu dont l’issue incertaine demanderait des qualités morales, d’intelligence, d’intuition, de maîtrise de soi et de sensibilité dont ils sont dotés de façon incertaine. Ces personnages qui prétendent à la conduite des affaires humaines et planétaires ne jouent pas avec les moyens que sont les armées, les populations, les leviers économiques, la parole ou le temps : ils jouent avec la violence qui traverse ces outils de la politique comme elle traverse la vie et le monde. Or en voici qui se lancent dans une guerre avec l’innocence de gosses dans une cour de récré et lâchent au troisième jour de bombardements que c’est le plus beau soir de leur vie. En voici d’autres qui prétendent engager leur formidable puissance pour remodeler des frontières, des nations, des empires, le partage des richesses. D’autres encore qui engagent la violence ravageuse dont ils disposent dans des délires de pureté raciale, religieuse ou idéologique pour se retrouver dix ans plus tard pétrifiés dans un génocide ou dans des crimes de masse. Sans parler des médiocres coquins qui se contentent de la violence verbale de basse intensité du racisme ordinaire. La plupart des acteurs politiques sont ivres jusqu’à l’inconscience du jeu qu’ils entretiennent avec une violence dont ils se croient maîtres alors qu’ils en sont les marionnettes.

La relation avec la violence est le premier problème posé à la politique et il n’a pas de solution. Je me rappelle avoir entendu un commentateur suggérer que la politique était un cauchemar dont on ne se réveillait jamais. C’est que le caractère insoluble du jeu avec la violence est un cauchemar éveillé pour quiconque croît à l’action. On ne gagne jamais contre le tohu-bohu du monde, on peut à la rigueur composer, négocier, détourner, différer, c’est l’art de la politique, un grand art et un art subtil. La générosité, la clairvoyance, l’intégrité sont des qualités indispensables en politique, mais elles ne pèsent pas lourd faute d’être assorties à un pouvoir qui est le premier coup de ce poker avec la violence. Et la qualité d’une personne politique tient tout entière en son art de jouer avec élégance avec la violence du monde. Élégance vis- à-vis des autres humains, des vivants, du temps et des mystères. L’idéal de la démocratie ou disons d’un pouvoir juste tel qu’il est raconté et rêvé par bien des générations à bien des époques et sur bien des continents, cet idéal est une étoile dans le ciel des poètes. L’étoile est le reflet séduisant de la réalité que nous voulons transformer. Mais cette transformation demande de transgresser brutalement les règles établies afin d’en installer qui conviendraient mieux aux temps et aux mœurs, de s’associer à des forces inconnues ou contraires, de séduire les uns et de contraindre les autres, de prendre au bout du compte le risque de déchaînement d’une violence sur laquelle l’emprise est hasardeuse voire impossible.

Les amours que nous raconte la littérature sont rarement celles de la quotidienneté des familles, plus souvent celles de la conquête. De même en politique, il n’est pas question de gérer l’économie des choses ordinaires mais de faire l’histoire. La littérature politique qui nous inspire est celle des Révolutions, des guerres dites justes, des bouleversements historiques. Les héros en sont le Cid, le prince André, Gavroche ou les anonymes combattants de Pour qui sonne le glas ; pas l’officier crétin du Désert des Tartares. Ce qu’ils ont tous d’héroïque est l’audace de jouer avec élégance avec la violence du monde. Il s’agit d’une audace qui dépasse le courage de faire face à la mort car ils taquinent l’imprévisibilité corruptrice de la violence archaïque à laquelle nous ne comprenons goutte. Jules Bonnot le sait, Sacco et Vanzetti le savent qui jouent dans la légende de gestes suggérant une libération perpétuelle. Ils se savent engagés dans un jeu auquel personne ne gagne, mais qu’il faut poursuivre indéfiniment. La violence est libératrice, mais elle corrompt ce qu’elle touche. Les révolutionnaires purs deviennent d’ignobles dictateurs. Pancho Villa, Robespierre, Mao ne sont pas pourris par l’exercice du pouvoir mais dévastés par l’usage qu’ils ont fait de la violence dans la conquête libératrice. Quant aux non- violents politiques ils sont l’expression d’une belle escroquerie. Des trois inoxydables non-violents du XXe siècle, Gandhi doit sa victoire d’indépendance aux freedom- fighters de l’Inde qui y ont laissé leur peau, Mandela a été préservé de la violence par la prison, et le Dalaï Lama perd chaque jour sur le terrain ce qu’il gagne en dignité. Jamais que je sache la liberté n’a été gagnée par la conviction, la négociation ou la sagesse. Rien n’est jamais acquis. La liberté ne se conquiert que par la violence et la conquête est indéfinie, mais la violence dissout la conquête dans les atteintes qu’elle porte à l’humanité qu’elle prétend libérer.

Qu’elle est bizarre, la farce du monde ! Le débordement de l’ordre est fait de la même violence que l’ordre lui-même. La pagaïe libertaire qui suit les bouleversements historiques est la queue de comète d’une bataille ingagnable contre la violence dans laquelle nous avons été précipités. Pourtant il ne me paraît guère d’autre objectif politique sérieux que celui de conquérir notre liberté et chaque génération perd sa meilleure jeunesse dans la folie des armes libératrices. C’est la violence qui est libératrice, pas le projet d’illusoires lendemains. Ou encore : on ne trouve la liberté que dans le feu ravageur de la violence. Achille avait raison qui savait au fond que la solution personnelle de ce dilemme était de mourir bien vite en héro afin de ne pas y regarder de trop près. Ou comme le prétend Maqroll le gabier dans le roman éponyme d’Alvaro Mutis, joueur solitaire parmi les artistes de la violence, la seule issue est Un bel mourir, une mort où le mourir s’approche du sourire avec une ultime élégance. ‘’Un bel morir tutta una vita onora’’, écrit Pétrarque. Tout candidat à l’exercice politique devrait signer, à son entrée dans la carrière, un engagement au bel mourir.

Marc Hatzfeld

Rédigé sur invitation de Chimères. Pas paru. Septembre 2014

Image : Maison de jeu à Wiesbaden où Fyodor Dostoevsky avait ses habitudes. Harper’s Weekly, 7 Octobre 1871.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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