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Langue maternelle, verlangue et langueur, le contexte des cités de banlieues​


Marie-Claude Fourment m'a demandé de situer la question de la langue dans le contexte des banlieues. Je le ferai de la façon que ma pratique professionnelle m'autorise, en tentant d'indiquer de quelle façon le contexte social des cités de banlieue pose aujourd'hui, de façon vigoureuse me semble-t-il, la question des langues en général et en particuler celle de la langue maternelle. En complément des approches linguistique ou psychologiques que vous aborderez par ailleurs, c'est à partir de l'observation sociale que je donnerai, sur ce contexte, non pas une information ou un raisonnement mais quelques éclairages. Ces éclairages se situent à des distances différentes de la question de la langue maternelle, ils sont affectés d'intensités différentes, ils ont chacun une force de diffraction originale et c'est un peu arbitrairement que je les choisis parmi d'autres façons de situer socialement la question qui vous occupe. Chacun de ces éclairage contribue cependant à offrir une visibilité sociale de cet objet qui, à partir de son point de tension maximum qui est la banlieue, s'impose pour l'ensemble du corps social faisant de l'approche politique de la langue un enjeu identitaire fort.

Le contexte socio-géographique

Le contexte socio-géographique de la banlieue expliquera l'intensité que prend dans les banlieues la référence culturelle en général et la référence linguistique plus particulièrement.

Le premier élément de ce contexte est la distance. Certains auteurs ont qualifié cette distance d'exil (Dubet, Lapeyronnie, 1992), d'autres de relégation (Delarue, 1991) tant la distance a des allures de punition. Cette distance a en effet été choisie voire calculée non par ceux qui y vivent mais par ceux qui ont organisé de façon systématique le rapport spacial des populations dans la ville. Elle se manifeste par un double mouvement, combinant justement la relégation et l'exil.

La relégation est le mouvement par lequel les décideurs de la ville ont repoussé au plus loin des catégories sociales qui jusqu'alors avaient occupé les centre-villes ou les faubourgs. Les décideurs politiques d'une période qui va de la fin des années quarante à la fin des années quatre-vingt romptent avec une pratique urbaine vieille de cinq siècle pour bâtir à l'écart, à l'intention des classes populaires, des caricatures de ville destinés exclusivement à la fonction du logement. Tandis que jusqu'alors les villes s'étaient prolongées de bourg en faubourg de façon souple et progressive, une programmation très contrôlée rejette les nouveaux quartiers populaires vers des zones éloignées, coupées des centres et privées de tout de qui produit l'attachement des humains à leurs villes : la surprise de l'échange dans la rencontre avec l'autre, la beauté de l'œuvre commune, le sens des symboles rassembleurs, réduisant ces banlieues d'un genre nouveau à une fonction exclusive. On bâtit loin, bon marché, mal, avec des matériaux pauvres et polluants. On éloigne les classe laborieuses devenues dans le fil de la guerre froide des classes dangereuses et on leur propose, contre quelques promesses, la lumière de grands " living-rooms " et des salles de bains avec baignoires-sabot. Les promesses politiques non tenues donnent jusqu'à aujourd'hui le goût amer des marchés de dupes. On avait promis la mixité sociale mais les classes moyennes, plus lestes, ont compris l'entourloupe et sont parties dans la première décennie. On avait promis un accès à la propriété que l'on n'a jamais mis en œuvre.

Le mouvement d'exil répond à celui de la relégation. Tandis que les classes moyennes échaudées par l'expérience quittent rapidement les lieux, d'étranges populations venues de loin pour faire marcher les usines qui tournent alors à plein rendement, remplissent les tours et les barres des cités. Dès le début des années soixante les cités de la banlieue reçoivent, en plus des ouvriers et petits employés français, des gens venus de près d'abord, puis du bout du monde et qui trouvent ici la terre d'accueil d'un grand mouvement migratoire.

Que cet exil ait été subi ou choisi est encore pour longtemps un objet de controverse car on peut soumettre ce geste à des interprétations fort contradictoires. La faim, les guerres, le goût de l'aventure, la peur, le besoin irrépressible d'échapper à des traditions oppressives, les illusions télévisuelles et les mensonges des bonimenteurs ont rempli les banlieues de familles qui croyaient ne s'installer que pour quelques années et se sont trouvées incrustées. C'est l'origine d'une langueur des cités, une sorte de tristesse où se mêlent les cruelles douleurs de l'exil, l'espoir vague d'en sortir un jour et l'impression d'un abandon par ses propres rèves.

Car à ce constat de distance et d'éloignement il faut ajouter que pendant ces quatre ou cinq décennies, la République, avec une indifférence où se mêlent maladresses et cynisme, ne prête guère attention à ce qui se passe dans les nouvelles cités de béton. On tolère que s'y inventent, s'y pratiquent et se développent des règles originales, différentes de celles qui ont cours dans le reste du pays. Ces règles originales ont trait à la circulation automobile, au commerce et au travail, à la famille, aux modes de civilité, aux règles de l'habitat et, bien sûr, à la grammaire et à la langue.

Sans compter que, par ailleurs, la pauvreté s'est abattue sur les populations vivant dans ces tours et ces barres offensant un autre rève, celui du partage ; une pauvreté qui n'a rien à voir avec une crise quelconque mais prolonge la mise à l'écart en mettant ces populations sous contrôle par un système où se combinent les allocations, le chômage et la tolérance à l'égard de recettes trangressives. De l'intérieur, cette pauvreté est vécue comme la trahison des promesses d'Egalité et de Fraternité dont les refrains se font de plus en plus timides à mesure du temps.

Il résulte de ces constats qui combinent les conditions sociales avec celles de la géographie que les habitants des banlieues vivent dans un bocal clos dont elles n'ont guère la capacité de sortir. Une population entre six et dix millions d'habitants se replie sur elle-même dans ce bocal qui lui permet à la fois de voir et d'être vue mais surtout pas d'interagir et d'intercomprendre si l'on peut dire, le dehors. C'est dans ce contexte presqu'obsidional que se déploie, entre autres modes de relation, une langue originale qui correspond étroitement aux logiques d'enfermement et de solitude. C'est cette langue nouvelle qui vient se tresser avec les autres langues, celles des indigènes et celles qui viennent de loin.

Le multiculturalisme

Le deuxième éclairage que j'aimerais apporter pour comprendre le contexte social de la question de la langue maternelle dans les banlieue est son caractère multiculturel. Ce caractère dilue la question de la langue maternelle dans un ensemble qui est d'une extrême variété. Extrême variété des cités entre elles d'abord. Au-delà de l'apparence uniforme des cités de béton dont on pourrait croire qu'elle abritent toutes la même population, se cache une diversité foisonnante. La composition culturelle est fort différente d'une cité à l'autre. Dans l'une on aura à faire à des gens venus d'Algérie, de Turquie et d'Espagne par exemple, dans l'autre ce seront des familles françaises de longue souche, marocaines du Rif, du Mali et des Balkans, dans une troisième encore une autre composition. Les couleurs de la mosaïque de chaque cité sont d'une grande variété. Cette variété se retrouve aussi dans le sein de chaque cité. Ce ne sont pas en fait trois ou quatre origines culturelles qui se croisent et se rencontrent, mais si l'on tient compte des spécificités de langue, de représentations, de rites vestimentaires et de modes d'alliance entre lignages, il convient d'opérer des distinctions infiniment plus subtiles que les décomptes grossiers que fournit la presse ou les politiciens. Au delà des apparences, ce sont des traits extrêmement saillants qui différencient les gens et les familles venus d'ailleurs. L'évocation d'une prétendue population maghrébine ou noire ou musulmane n'a de sens ni pour les habitants des cités ni pour les anthropologues car elle cache l'essentiel. Introduire un peu de délicatesse dans ces classes demande des repères de lecture. J'en suggère trois que voici.

Premier repère, l'identité culturelle. Tandis que les discours superficiels inspirés de fondamentalismes tapageurs font état de masses identitaires où l'on distinguerait des caractères monolytiques opposés les uns aux autres, l'observation des populations de banlieue met en évidence des faisceaux identitaires qui croisent et combinent en chaque groupe et chaque personne des éléments aussi nombreux que variés et parfois apparemment contradictoires. Ainsi l'on découvre qu'il est possible d'être à la fois absolument Français et parfaitement Chinois ou que la majorité des groupes venus d'Afrique du Nord sont musulmans laïques et plutôt républicains, ou encore qu'untel est Marseillais de l'Estaque, de famille bretonne avec des origines antillaises mais surtout musicien de jazz passionné de Raï oranais. C'est là le véritable contexte du multiculturalisme : il est à l'intérieur de chacun. Un peu plus que les autres citoyens de France, les habitants des cités sont, chacun, porteur d'une diversité intense. C'est dans ce contexte que se combinent trois éléments de la palette identitaire : les représentations du monde, les valeurs rassembleuses et les langues. Brassant les héritages venus de toutes les traditions avec les choix de rencontres immédiates, ces trois déterminants réassortissent indéfiniement cette palette identitaire en chaque habitant. Comment chacun s'y retrouve-t-il ? Cette question tout-à-fait pratique fait apparaître des talents et des stratégies nées de la nécessité où la langue reprend sa place principale.

C'est un deuxième repère : les nécessités de l'ajustement. Dans cet univers foisonnant les occasions de malentendu sont fréquentes. Chaque malentendu est alors et à l'inverse une occasion de s'ajuster et même plus précisément de produire les conditions d'un ajustement plus stable ou plus spontané. Trois questions sont indéfiniment renvoyées aux habitants des cités. La première est : qui est qui ? Ami ou hostile ? Français ou étranger ? Frère et allié ou concurrent ? Et comment fonctionne-t-il celui-ci ? Et une fois cette question abordée, comment me faire estimer par lui, l'autre, le voisin de pallier ou la maman des rencontres à l'école ? Comment affirmer ma place et faire émerger ce en quoi je crois, comme quelque chose de respectable ? Et finalement, comment m'ajuster aux autres, comment m'adresser à eux, comment leur parler, quelle langue parler ?

C'est ce qui explique que le foisonnement culturel débouche sur une très grande plasticité de la langue. Outil d'ajustements aussi nécessaires que répétés, la langue se plie, se tord, s'adapte, se coule dans des exigences et des situations qui lui donnent des formes inattendues et d'autant plus originales qu'il n'y a personne pour en contrôler les flux. N'importe quelle langue n'y parviendrait pas, il faut donc que s'invente une nouvelle façon de s'entendre.

La figure maternelle

Le retour sur la figure maternelle nous permettra de prendre la mesure du caractère relatif de ce que nous nommons langue pourtant maternelle. Les mères dans les cités ne sont pas toujours les mères ordinaires de la mythologie occidentale. En tout cas la compréhension de cette figure maternelle demande encore quelques repères.

Le premier élément de repère est donné par le conflit latent qui oppose depuis une bonne vingtaine d'années hommes et femmes, garçons et filles. Sans aller jusqu'à évoquer les tournantes que la presse s'est fait un plaisir pervers de raconter en détails, il faut faire état d'une tension considérable dont les femmes, de façon assez générale, sont les victimes. Pression des grands frères sur les sœurs, protection intrusive d'une " réputation " des jeunes filles qui sert surtout les mâles, abus des maris sur leurs épouses, quolibets des bandes de jeunes garçons au passage des filles, prétendues protections qui tournent en contrôle, le paysage relationnel le plus fréquent est celui d'une oppression sourde.

Le deuxième élément de repère tient au rôle que jouent les femmes immigrées dans le jeu de l'exil. Tandis que les hommes ont le plus souvent conçu le départ et l'exil, les femmes les ont suivis avec quelques années de retard. Moins soumises aux exigences du travail salarié et assignées aux cuisines des appartements, elles y jouent le rôle de gardiennes des traditions, de traditions largement mythiques d'ailleurs, réinventées pour nourrir les nostalgies et rassembler les familles. C'est à ce titre qu'elles sont conservatrices d'une langue qui se prétend originelle, la langue du pays, qu'elles cultivent avec les gastronomies du pays et les mariage arrangés du pays. Vestales immobiles et consolatrices, elles mémorisent et parlent, elles sont la langue maternelle qui nourrit ceux qui passent des paroles et des souvenirs d'ailleurs. La langue maternelle en devient un soliloque un peu triste qui rabache les origines en désespérant d'être comprise alentour.

Un troisième élément de repère relativise heureusement ceux que j'ai déjà évoqués. Par un retour inattendu, les femmes renversent parfois les rôles assignés pour redistribuer à leur façon le pouvoir masculin. Assumant la dévalorisation de certains pères épuisés par des années de chômage et d'humiliation salariale, elles confient volontier au fils aîné le pouvoir du chef, attribut majeur des hommes. De cette façon paradoxale, elles récupèrent une autorité perdue qui rejaillit sur la figure maternelle. Et puis surtout, les femmes de la nouvelle génération qui n'ont d'issue à l'oppresion masculine que dans les échappées de l'école, de l'amour ou du travail, prennent autant qu'elles le peuvent l'initative.

Les cités sont traversées par des langues multiples parmi lesquelles il faut opérer une hiérarchie distinctive. Cette hiérarchie expliquera la place et surtout les particularités linguistiques du verlan. Mais dans cette diversité linguistique, comment la langue maternelle trouvera-t-elle ses petits ? Les langues les plus parlées dans les cités sont les différentes variantes du Français. La forme la plus mystérieuse de la langue française est le charabia administratif qui s'interpose, derrière les guichets institutionels, entre les habitants et une demande d'allocation, une requête de régularisation ou d'inscription scolaire, un diagnostic médical. En dépit de son caractère tracassier et opaque, cette langue prend, dans dans sa dimension nouricière et protectrice, une allure quasi maternelle. Elle est celle des dames de la CAF qui répartissent les aides financières, elle rejoint celle des infirmières de la PMI qui consolent et soignent, et même celle des dames de la cantine scolaire qui veillent sur les enfants.

Une forme plus classique du Français est cependant la langue scolaire rapportées à la maison par les enfants. Langue savante dont la grammaire est protégée par une morale d'Etat, elle est attrapée au vol par certains locuteurs qui en font le marquage fier de leur appartenance nouvelle. Il n'est pas si rare de constater qu'un Africain ou un Antillais use d'un langage châtié qui ne fait aucune économie sur les interrogations par inversion, le ne de la négation ou l'usage du subjonctif. C'est la langue de l'attachement à une mère Patrie qui traîne encore dans les manuels scolaires, attachement aussi à la Nation, à la France et à la République qui sont autant de fortes matrones dont les seins jaillissent visiblement sur les places de Paris et d'ailleurs. Ce Français des livres et des discours s'efface pourtant devant la forme plus courante qui est dans les cité le Français véhiculaire, langue des échanges anodins, déterminant perceptible de la place de chacun sur son parcours d'intégration et qui n'a plus ni âge ni sexe.

Les autres langues parlées sont les très nombreuses langues exotiques. Ces langues sont des enjeux identitaires ultra-sensibles et donc des objets de conflit parfois violent entre générations et entre sexes. Elles sont parfois honte, désespoir, douleur de l'enfermement et parfois fierté ; souvent l'un et l'autre à la fois, partageant, opposant, divisant les familles et les groupes. Elles sont aussi le fond de paysage du mystère de l'autre, langue entendu subrepticement vingt fois par jour dans des échanges secrets sur un parking, sur le chemin de la Poste ou de l'école, derrière les murs d'une cloison d'HLM ou dans l'écho d'un téléviseur relié aux paraboles des balcons tournés vers les lointaines et mythiques terres natales.

Cependant la vraie langue propre des cités de banlieue est le verlan, langue de l'envers et langue à l'envers, verlangue des potes et des teupos. Le principe d'origine du verlan d'où il tire son nom est l'inversion des syllabes qui composent un mot. Ce principe est toujours en vigueur mais il n'épuise certainement pas les jeux savants du verlan. Mais d'abord, quelle est la matière linguistique du verlan ?

Le verlan se développe à partir d'une base linguistique qui est surtout le Français dans la composante plurielle que l'on vient d'évoquer, mais pas seulement le Français. En effet plusieurs autres langues viennent se joindre pour prêter au verlan leur matière première. L'argot est, après le Français, la première langue prêteuse. L'argot n'a jamais disparu des parlers populaires et il conserve une place de choix dans le verlan. On trouve en forme inversée beaucoup de mots d'argot : "Keuf " pour flic, se faire " pécho " pour se faire choper, un " tarpé " pour un pêtard, etc. Souvent il s'agit d'ailleurs de mots dont on a oublié le référent argotique originel. L'argot assure ainsi une filiation respectueuse et presqu'affectueuse qui n'est pas indifférente entre une classe populaire et sa suivante.

L'arabe est entré lui par effraction et avec vigueur dans le verlan. Son apparition la plus notable se trouve sans doute dans l'emprunt d'une rude musicalité inspirée d'Afrique du nord, portant l'accent sur la terminale dans une intonation de défi. Mais de nombreux mots arabes ou peut-être kabiles font maintenant partie du verlan, " kiffer " pour avoir ou faire plaisir, " wesh-wesh " comme adresse de salut. Il est d'ailleurs remarquable que beaucoup de jeunes locuteurs qui n'ont aucune origine arabe utilisent à la fois l'accent tonique et les mots d'emprunt. Et, comme le yiddish a pénétré le slang new-yorkais à l'insu de ses locuteurs, le créole des îles s'ajoute à l'arabe dialectal et au kabile pour grignotter lui aussi à sa façon le verlan des cités. La dernière langue largement prêteuse est bien sûr l'inévitable Anglais, ici langue des musiques de référence mais aussi langue fétiche des Noirs par identification avec ceux d'Amérique. On dit " bizzer " pour faire commerce ou trafic ou " Tout est yes " pour tout va bien, le " teushi " pour la résine de cannabis.

Mais le verlan ne s'arrête pas à l'inversion des mots à partir d'une structure même faite de bric et de broc. Le verlan induit à l'égard de la langue une attitude insolente et inventive qui prend avec franchise le contre pied du Français pour proposer à ses locuteurs un jeu transgressif qui répond à une fonctionnalité propre.

Tandis que le Français est obstinément tendu vers la recherche de la précision et de l'exactitude, le verlan opère non seulement à sons inversés mais à sens renversé. Le verlan ne prétend à aucune universalité du sens tout au contraire. Il se cache du sens qu'il porte. Son code n'est accessible qu'aux quelques uns qui l'ont conçu dans le but du secret. Il n'y a pas d'unité du verlan de ce fait mais autant de verlans que de groupes privés qui l'utilisent et le transforment à leur manière. Il y a un verlan par cité bien sûr ; et lorsqu'une bande veut se singulariser ou se protéger par un code secret, elle invente son propre verlan de cour d'école, de pied d'immeuble ou de posse de tagueurs. A chacun son verlan, d'où l'opacité. Le verlan se veut opaque et se donne par l'inversion et d'autres artifices le moyen de cette opacité. Les autres artifices qui distancient le verlan d'une prétention à l'exactitude ou même à la rigueur sont des translations verbales à partir de la langue mère. Ainsi dit-on " calculer " pour prêter attention et, par extension parfois pour prendre en considération, considérer. Ou bien dit-on " traiter " sous forme intransitive pour insulter ou parler mal de quelqu'un.

Le verlan se fractionne finalement en une multitude de langages privés et inaccessibles. En ce sens aussi, le verlan prend le contre-pied du Français. Celui-ci tout occuppé à se défendre contre des intrusions anglaises cherche désespérément des traces d'universalisme alors que le verlan s'épanouit dans un usage minimaliste et immédiat.

Le dernier aspect transgressif du verlan est qu'il défie l'idée même de langue. D'abord et déjà si le verlan est parfois chanté et s'il commence à peine à s'écrire, il reste surtout une langue parlée. Il trouve d'ailleurs ses exercices dans des détournements de la parole qui échappent pour l'instant à toute codification écrite. Mais surtout le verlan s'aiguise dans des usages qui sont aussi volatils et insolents que ceux du grand théâtre. Voici deux de ces usages.

Le premier usage partagé du verlan est la truculence. Il se glisse dans le langage des cité des expressions d'une crudeur et d'une saveur qu'il faut remonter à Rabelais pour trouver légitimes en littérature. Céline n'oserait pas une infime fraction des expressions d'usage courant dans le verlan quotidien. Il y est sans cesse question de " toucher son cul " de " baiser sa sœur " ou sa mère, de " manger sa merde " et autres suggestions des activités sexuelle, masticatoires et défécatoires qui font le plaisir goulu des locuteurs avertis. Il serait tout à fait illusoire de croire que ces plaisirs sont réservés aux jeunes garçons. Les jeunes filles en remontrent bien souvent à leurs congénères masculins et de même qu'elles crachent aussi loin qu'eux, usent d'images aussi sensuelles. Les adultes ne sont pas de reste : ni les hommes on s'en doutait, ni les femmes ce qui paraît plus étonnant dans des milieux souvent prudes ou pudiques. Il va jusqu'aux tout jeunes enfants, et il n'est pas rare de trouver chez des bambins à peine sortis des langes des évocations précises et vigoureuses de la chose sexuelle qui reposent sans doute sur des mimétismes langagiers classiques mais aussi sur les apprentissages vidéo-pornos transmis du fond des caves par les fratries.

Le second usage convenu du verlan est dans la confrontation. Il en existe deux formes qui se différencient seulement par la durée, pas par l'enjeu. La vanne est la forme simple. C'est un coup porté sur un adversaire de rencontre et qui a pour but non pas de l'humilier mais de le déstabliser et de faire rire à ses dépens. La vanne ne dit pas le vrai, elle ne blesse pas irrémédiablement mais plante sur place celui qui en fait les frais. Si la vanne ne fait pas rire, c'est celui qui l'a envoyée qui se ridiculise. Si elle fait rire, le lanceur a gagné l'estime fugace des auditeurs de hasard.

La joute est comme une vanne qui se prolonge. Elle est parfois mise en scène à l'occasion d'un conflit mais le plus souvent elle surgit, spontanée et accidentelle. Elle confronte pour un enjeu qui peut être d'épater la galerie mais plus souvent de positionner l'un par rapport à l'autre deux habitants qui se connaissent et se cherchent. Les règles de courtoisie de la joute sont les mêmes que celles de la vanne : prendre le dessus sans humilier ni blesser inutilement. Les règles techniques sont plus complexes car la joute dure et se doit d'assurer les virages d'un parcours qui peut prêter à tous les inattendus. Elle peut rebondir sur plusieurs échanges et jusqu'à plusieurs minutes chez les brillants orateurs. Les jouteurs jouent alors sur le quiproquo, sur le contre-pied, sur les doubles sens, sur l'audace métaphorique, sur la rapidité surtout et la capacité labiale d'articuler en rafales compactes, sur le burlesque et l'absurde. Elle demande une très grande agilité intellectuelle et une tournure d'esprit disponible au coq-à-l'âne et à la diffraction du sens. Le gagnant de la joute est celui qui a laissé pantois ou coi son adversaire devant un parterre de connaisseurs. Ce sont les opinements du chef du public, des " ouais...ouais " connaisseurs qui attestent de la fin de partie et désignent le gagnant. Il existe des jouteurs de très grand talent et certains exercices sont à couper le souffle.

Où finalement chercher dans les cités de la banlieue une langue qui soit maternelle ? Si c'est la langue des origines, voici une langue. Si c'est la langue des secrets de l'intime, en voici une autre. Si c'est la langue des identités discriminantes, c'en est encore une autre. Et si c'est la langue de la maman, qui est cette maman entre celle qui nourrit, celle qui berce pour oublier, celle qui attend à la maison, celle qui rappelle les souvenirs, celle qui garde les petits dans l'aire de jeu, celle qui affronte le papa, celle qui solliloque dans une langue qu'elle est devenue seule à comprendre ? C'est alors qu'apparaît la langue à l'envers. Le verlan n'est certainement pas une langue maternelle mais peut-être une matrice linguistique, un jeu de langue aux règles nouvelles qui ouvre le champ et renverse les postures de l'autorité de la chose dite et de l'auteur du dire.

Marc Hatzfeld, décembre 2004

Paru dans les Cahiers de l’Infantile, Langue(s) maternelle(s), dir Marie-Claude Fourment- Aptekman, L'Harmattan (Psychologies, Psychanalyse, Anthropogie), Paris, 2006

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