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Pour ne pas mourir idiot avec des tuyaux dans les narines




Un trait rapproche la grève dite des retraites de celles du combat des ouvriers d'Europe contre la violence de leur condition à la fin du XIXe siècle ultra-libéral: les six journées de dix heures au poste, le travail des jeunes enfants, la surexploitation des femmes, l'éreintement à la chaîne comme à la mine, les maladies professionnelles et des salaires au lance-pierre. Ce trait rassemble les luttes du XIXe et du XXIe siècle dans une même colère contre des atteintes faites à la vie même des gens. En réclamant de disposer, à la suite d'existences de trimards, d'une fin de parcours permettant de se reposer, de profiter de ses petits enfants, de soigner enfin ses maux et de rire ensemble avec ses potes, les grévistes se battent pour leur vie et celle des autres. Gens d'usine et de petits boulots, nouveaux mercenaires des périphéries urbaines, paysans endettés jusqu'au cou, aides soignantes envoyées se faire foutre avec leurs malades ou marins-pêcheurs de tous les temps, ces bosseurs invisibles se battent, par conducteurs Sncf et Ratp interposés, pour une vie décente et une fin de vie debout. Pas une fin de vie couchée avec des tuyaux plein les narines. Personne ne se trompe sur les effets du décompte des points et sur le flottement d'un obscur âge pivot soumis aux calculettes productivistes pour ceux dont la carrière aura été hachée de périodes de chômage, de mi-temps à trois sous, de déclassements récurrents et de licenciements abrupts. Il leur faudra bosser jusqu'à soixante-dix ans ou plus. L'allongement de la durée de vie est un argument mensonger de petit escroc: la durée de vie en bonne santé chute dru dans les catégories populaires. Ceux dont le dos est déjà cassé, le souffle court, des caries mal soignées et l'horloge interne déglinguée par les changements de rythme des injonctions à l'adaptation, ceux-là ne veulent que jouir d'un moment de paix avec eux-même. Bernique, leur répond-on. Les retraites que l'on ratiboise et que l'on soumettra bientôt aux appétits des fonds de pension, ces retraites avaient été des promesses compensatoires d'investissements au boulot assurés honnêtement. Les salariés de service public jadis si fiers de leur taf sont soumis à un productivisme absurde qui leur casse le moral et le sommeil. Ils perdent sur tous les tableaux au nom d'un équilibrage des comptes dont les exigences disparaissent pourtant par enchantement lorsqu'il est question d'impôt sur la fortune, de coût de l'heure de Rafale, de se payer la 5G ou des dividendes dus d'évidence à des actionnaires repus. Même la droite dure n'aurait pas osé soumettre le repos des humains à la logique financière. Ce trait commun d'une bataille pour la vie explique la dureté et la longévité de cette grève. L'échec par épuisement de cette lutte qui avait pourtant gagné les cœurs malgré la pénibilité de ses effets sur les banlieusards, est une mauvaise nouvelle. Il augure d'amertumes intériorisées et de soubresauts à venir, de frustrations répercutées sur les relations de voisinage, les rituels familiaux et l'investissement citoyen. Pareille entourloupe s'incruste dans la mémoire longue. A ce jeu, nous risquons la paix sociale, la solidarité et un respect mutuel qui seraient bien utiles afin d'affronter les bouleversements dispendieux de notre écosystème ravagé, l'arrivée massive de réfugiés la mort aux trousses et, entre autres turpitudes du ciel, la montée déjà perceptible des eaux océanes. Le jeu du plus malin qui a tout compris sans jamais décoller son cul de son fauteuil doré est non seulement minable, mais périlleux. Black Rock y ratissera quelques années de dividendes, personne d'autre n'y gagnera. Janvier 2020 n'est pas la fin foireuse d'un conflit social aux dés pipés, c'est le début de la bagarre vitale d'un nouveau prolétariat cabossé et solitaire contre des gestionnaires financiers aux longues dents pointues et à la vue courte. Nous avons beau jeu de plaindre les Américains de leur grossier fanfaron, notre joli président est présentable, mais plus retors encore.


Image Käthe Kollwitz



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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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