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Ça va barder



Ça barde partout. En deux ans, l'humanité s'est tétanisée. Entre le covid et le réchauffement du climat, le paysage présente plus d'imprévus que les quelques humains qui tiennent les manettes ne peuvent en maîtriser. Les manifestations d'angoisse se multiplient face à l'obscurité du ciel, engendrant ce que la peur fait naître : la haine et la course en avant vers nulle part. Depuis une vingtaine d'années les discours d'exécration débordaient la mesure. Des gens se battent maintenant pour des affaires de passe sanitaire, d'hospitalité aux étrangers ou de distinctions sexuelles. Des habitudes de mensonge s'ensuivent, et un rejet des autres qui monte en fureur dans les paroles et les gestes citoyens. Les dictatures avérées prennent de l'aplomb tandis qu'on tergiverse dans les espaces de liberté relative. Ces derniers laissent filer des surenchères identitaires dont voit à l'œil nu les replis crispés qu'ils promettent. On ne sait nommer ces délires politiques, mais quelques images croisées dans d'autres temps menacent de turbulences incontrôlables. A la différence d'avec ce que la dernière grande guerre avait ménagé, il ne reste sur la terre aucun lieu sûr. Nul interstice protégé où poser son cul gentiment sans faire de bruit. Aucune île où attendre que passe la tempête. D'autant que la peur et l'inflation verbale font perdre pied avec une réalité qui va trop vite pour qu'on l'attrape au vol. Les riches consolident un pouvoir dérisoire tandis les pauvres se demandent de quoi ils vont mourir tout de suite ou si c'est seulement pour bientôt. L'humanité se disloque au point que la question est maintenant de savoir où, quand et de quelle façon apparaîtra l'imprévisible point de rupture. L'instant où la discorde, la rancune, la folie et l'angoisse basculeront dans une apocalypse du quotidien.

Faire face alors. Mais que veut dire faire face ? Résister façon Mandela ou façon Malcolm X ? Se planquer dans un abri anti-fasciste blindé ? Inventer un avenir inconcevable ? Frapper les premiers ? Garder la tête froide ? Chacun le fera à sa façon. Personne ne peut tracer de ligne de conduite pour les autres. En ce qui me concerne, je dirais partager et prendre garde. Partager les informations, les ressources, les bons moments, les bonnes adresses, les espoirs, les teufs, les pratiques de survie, la garde des enfants, partager sans rien attendre, comme dans la dèche, partager autant que possible, ne pas négliger ceux qui ne demandent pas, autres vivants, autres visages, c'est la base. Pour le reste, prendre garde. Cela veut dire, faire attention à tout instant, ne rien laisser au hasard, affermir sa vigilance comme un vieux samouraï, ne compter que sur soi et sur l'instant, déchiffrer l'indéchiffrable, ne jamais rien tenir pour acquis, avoir toujours son passeport sur soi, ne pas perdre de vue les enfants et les fragiles, disposer d'armes pour le cas où, rester aussi fiable que possible, chercher la même qualité chez les autres. Ces listes sont aussi intimes qu'elles sont collectives et plastiques. Ce sont des attitudes, des conduites intuitives, des chemins de justesse. Si l'orage passe dans le temps d'une génération, ce sera toujours ça de gagné. Si nous y résistons, on saura mieux regarder le monde.

En attendant, ici et maintenant cet homme grimace, mais rien n'est joué. Ils ont eu Trump aux Etats Unis, s'en sont débarrassé sans avoir rien réglé. Ils ont BoJo en Grande Bretagne, un bizarre menteur qui ne pense qu'à faire le guignol. Ils ont eu Salvini après Berlusconi en Italie et ne sont pas près de s'en dépêtrer. Les faux-jetons prolifèrent en Hongrie, Pologne, Autriche et ailleurs. C'est le tour de la France. Entre fantasmes médiocres et modèles où ne manquent qu'Iznogoud et Alexandre-le-grand, se glisse un être minuscule que personne n'attendait. Le fourbe n'a encore que peu de chance de gouverner, mais il est redoutable de rouerie. Il libère la jubilation des discours de haine, légitime le mensonge comme décence ordinaire, ne craint aucun ridicule, rassemble les égarés dans des complicités ultra-violentes, réveille les assassins dormants, efface les limites entre le jeu vidéo et la vraie mort. Il ne sert à rien de s'en prendre à lui qui adore tant être nommé. C'est chez nos amis gobeurs de bobards, nos proches, nos vis-à-vis, nos potes égarés que nous avons à faire. Ne rien laisser passer. Réaffirmer par des gestes l'estime pour l'étranger qui vient, inventer de nouvelles façons de vivre ensemble, godiller dans l'incertitude, nous réjouir d'être vivants. Ecouter encore et encore ceux qui voient partout la main des démons étrangers. Eviter les fausses pistes qui mettent l'insulte au bord des lèvres pour un mot déplacé. Comprendre avec d'autres ce qui se passe. Je n'y parviens pas toujours, loin de là. On a tous besoin d'aide. C'est l'heure des solidarités de résistance.



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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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