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Pestes millénaristes


Un lundi de fin octobre, au coin de l'avenue du Trône et de la place de la Nation à Paris, je me fais fourguer un petit tract coloré par un groupe souriant qui m'interpelle d'un sonore "Jesus t'aime!". Je n'y prête pas attention, mais la chose m'agace.

Déjà à deux reprises récentes je m'étais fait interpeler boulevard Voltaire par des prédicateurs du retour en Israël. Dans les deux cas, je m'en étais tiré par la requête qu'on me fiche la paix avec ça. Puis la semaine précédant le "Jésus t'aime!", deux jeunes hommes bien habillés et aimables m'avaient alpagué en me demandant si je n'étais pas Juif "par hasard"… Las de cette racole, j'avais répondu sans convaincre. Le plus audacieux insistait: "L'un de vos parents ne serait pas Juif?" Je m'embrouillais en essayant de leur faire comprendre que je choisissais de me nommer par ce qui rassemble, non par ce qui distingue. Merci. Salut.

Et voici que maintenant la drague sur le mode Jésus t'aime reprend place de la Nation. Deux-trois jours après le premier tract, un autre m'est proposé par un type qui m'affirme sur un ton de reproche, cette fois, que Jésus m'aime. Je lui fais face et lui demande qui il est pour m'admonester de la sorte. Il rétorque que "ce n'est pas le problème" et insiste que "Jésus m'aime!" Je lui renvoie son ton agressif pour demander: "Qui êtes-vous, vous, qui me tendez un tract?" Pas de réponse. Et puis il y a trois jours, sur la ligne 6 du métro, entre Place d'Italie et Denfert, deux costauds entrent dans mon wagon et, tandis que l'un surveille la porte et les passagers, l'autre déclame un sermon sur ce mode Jesus t'aime! Il précise : Tout ce qu'on vous conte sur le Big Bang, l'évolution, la théorie du genre, ce sont des mensonges, des inventions. La vérité est que le monde a été créé par Dieu en sept jours et qu'il a envoyé son fils unique pour que son sacrifice sur la croix rachète nos péchés. Le mot vérité revient à plusieurs reprises. Le sermoneur est un professionnel, son discours est maîtrisé, son ton sûr.

Nous savons qui sont ces prédicateurs. Les premiers sont des racoleurs du "retour" en Israël. Les seconds, des prédicateurs évangélistes. Deux fondamentalismes tranquilles. Voici donc que les évangélistes attaquent. Ils ont gagné un président américain à leur service et s'apprêtent à digérer le Brésil. Ils ont le vent en poupe. Les uns et les autres s'affrontent à un fondamentalisme religieux concurrent, celui de Daesh, d'Al Qaïda, de l'Iran des mollahs et des déviances salafistes meurtrières qui pullulent.

Nous ne sommes pas sur les effets de folklores déplacés. Nous avions vu, à l'occasion des manifestations du mariage pour tous, les responsables de plusieurs cultes monothéistes bredouiller des sottises sur le mariage venu d'une "nuit des temps" dont personne ne sais où elle se trouve et affirmant contre tout bon sens scientifique, historique ou anthropologique des poncifs éculés concernant la famille. La Manif pour tous avait même fait sortir du bois un visage peu ragoûtant du vieux loup catholique français. Mais les évangélistes, c'est nouveau, ça. Malraux nous avait averti que le XXIe siècle serait religieux, mais quand même! Les évangélistes on croyait ça bon pour les Antillais égarés et les Américains pauvres. Ils sont puissants, les évangélistes, ils sont riches, ils connaissent les règles de la com contemporaine. Ils gagnent du terrain partout; et ils sont mauvais.

Notre univers éthique récent avait été fondé sur le doute, l'altérité, la curiosité, la considération, le respect disaient les gens des banlieues. Et voici que, venant de toute part comme des pestes, les fondamentalismes nous affirment leurs vérités qui ouvrent à tout sauf au doute, à l'altérité, à la considération pour les autres. Par exemple et au hasard:

- La terre d'Israël a été donnée aux Juifs par la divinité.

- Les Indiens sont avant tout des Hindous et pas trop des Musulmans.

- L'univers a été créé en sept jours et les hommes sont au centre du monde.

- Les hommes ont autorité sur les femmes, c'est naturel et c'est même écrit quelque part.

- Il ne faut pas bailler sinon les djinns vont vous entrer dans la bouche.

- La suprématie blanche signale une préférence de la divinité.

- Tous les kafirs méritent la mort et les apostats encore plus.

Ce salmigondis d'ignorance, de haine et de peur nous vient des fondamentalismes en cours aujourd'hui, ceux dont les succès militaires, médiatiques, électoraux vont croissant. Je reviens à mes dragueurs du boulevard Voltaire et de la ligne 6 du métro: ils sont ici. Nous entrons dans un des pires scénarios politiques que les humains pouvaient inventer: une arène de cinglés, chacun hurlant, les armes à la main, ses vérités imbéciles. Tout ça à l'heure où l'urgence écologique est si violente.

C'est d'ailleurs peut-être là que l'alternative peut se construire: sauver la planète, ça ils ne savent pas faire, c'est le cadet de leurs soucis, Trump et Bolsonaro le confirment. L'extinction devenue possible du genre humain éveille des millénarismes à saveur de pourri, on pouvait s'en douter. Il faut les reconnaître comme des signes annonciateurs de la catastrophe devenue vraisemblable. La seule réponse que l'on puisse leur opposer est de tout faire pour échapper au désastre écologique.

Envoyé au Monde. Accepté par Le Monde. Pas publiée à ce jour

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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