D’abord, prendre soin de soi
Comme dans l’introduction de la chanson de Diam’s, regardons la planète de haut avant d’aller, petit à petit, zoomer sur la France. Tout paraît normal dans cette France sauf que l’on remarque qu’y convergent, venant de loin, de tous les pays du monde ou presque, des cohortes de familles et d’hommes seuls qui cherchent à y entrer. À pied, en train, par bateaux ou à travers les montagnes, ils entrent. Si l’on zoome encore, on constate que ces cohortes de nouveaux venants convergent vers les grandes villes du pays et l’on zoomera donc vers l’une de ces villes, vers la plus grande si vous voulez. La plus grande ville de ce pays se trouve au nord de sa capitale administrative. Elle contient environs 1 million et demi d’habitants. C’est une ville sans forme ni soin, aux densités inégales, dotée de nombreux centres épars, d’étendues pavillonnaires indéfinies et de ces inévitables cités verticales de béton sale. Cette ville n’a pas de nom, mais ceux qui y vivent l’appellent fièrement le 9-3. Si nous zoomons sur ce 9-3, nous y trouvons, sur son flanc sud, tout près de cette capitale administrative qu’est Paris, une des fameuses cités. La cité se trouve à quelques centaines de mètres d’une des prestigieuses basiliques du pays et à cent mètres de son temple du sport. Ce quartier est bouclé par une autoroute, une 2x2 voies, un canal et le stade de France, on n‘y entre pas facilement et on ne le quitte pas sans effort. Il s’appelle le Franc Moisin.
Ce quartier a mauvaise réputation. On dit de certaines zones de ce quartier qu’elles sont dangereuses et, il est vrai qu’il se passe rarement une semaine sans qu’une voiture brûle sur son parking. La brigade anti-criminelle y procède à des rondes fréquentes et les histoires de sac à main arrachés en plein jour sont courantes. C’est un quartier de violence, comme beaucoup de quartiers du 9-3 car la vie même y est violente, toute la vie. Si l’on choisit maintenant de zoomer encore sur l’un des bâtiments de ce quartier, on peut attendre lundi 7h30 du matin et viser une cage d’escalier où l’on voit monter des gens vers le 7e étage. Ils prennent l’ascenseur jusqu’au 6e et se rencontrent dans l’escalier qui grimpe au dernier. Ils se connaissent. Ils attendent 8h, l’heure de l’ouverture du cabinet médical du docteur Ménard.
Nous entrerons plus tard dans ce cabinet. Notons dès maintenant que cette affluence dans la salle d’attente du docteur est un effet de la désaffection du système de santé à l’égard de cette population pauvre. Le coût marginal du soin augmente en France de telle sorte que, indolore pour les riches, il devient très douloureux pour les pauvres. Il n’est pas rare de constater que, malgré un principe de gratuité, de plus en plus de personnes renoncent à se faire soigner les dents et à prendre certains médicaments devenus trop chers. Plus grave, des maux spécifiques aux populations désargentées se développent de façon inquiétante : la carie dentaire, la dépression, l’obésité, le diabète, autant de maux liés aux ressources des familles. Sans parler des résurgences inégales de tuberculose ou de syphilis. Les habitants de ces quartiers sont en mal de soin.
Si nous zoomons vers d’autres immeubles, nous pouvons commencer d’y découvrir une des premières réactions à la dégradation de ce système de santé : un début de concertation professionnelle. Avec le docteur Ménard, plusieurs professionnels se sont organisés pour tenter de résister. Six médecins, deux pharmaciens, deux orthophonistes, deux infirmières et un kinésithérapeute constituent un réseau informel qui s’efforce de trouver des solutions pratiques à la correction du déséquilibre dans le soin. Par ailleurs, animée par quelques personnalités militantes dont le même docteur Ménard, une petite association (l’Association communautaire santé bien-être) assure des prestations de médiation, d’accompagnement et d’animations ciblées sur la santé, auprès de la population du quartier. Ce sont autant de gestes concrets, de paroles et de regards qui cherchent à aider les gens à se prendre en charge eux-mêmes : leur santé et leur bien-être.
Ces gestes, paroles et regards épousent une attitude de débrouille qui anime, depuis quelques décennies, la vie dans ces quartiers de béton vertical. Il y a vingt ans, on aurait tenté de faire pression sur l’appareil politique pour disposer des services de santé que la République prétend distribuer de façon égalitaire. Si cette requête régulière n’est pas complètement épuisée elle est remplacée par l’esprit de débrouille qui a pénétré les domaines économique, scolaire ou administratif. L’inégale répartition des efforts et des contributions infirme les prétentions de la solidarité institutionnelle et la solidarité familiale et de voisinage vacille souvent. Chacun fait comme il peut, et l’on fait feu de tout bois. Le travail de l’Association communautaire santé bien-être est une réponse réfléchie et volontaire au mal de soin, dans cet esprit de débrouille.
Le mépris de soi, conscience de soi dans les milieux populaires
Les signes du mépris institutionnels à l’égard des pauvres sont lisibles à l’œil nu d’où que l’on se place dans le 9-3. Le premier en est la triple mise à l’écart dont souffrent les catégories populaires depuis les années 1970. Mise à l’écart topographique d’une grande partie de la population pauvre par le rejet hors des charmes et des facilités de la ville, loin, de plus en plus loin. Mise à l’écart économique brutale par la résignation les pouvoirs politiques à un taux de chômage réel voisinant les 10 % depuis quarante ans. Mise à l’écart symbolique et politique enfin par le refus de considérer tous ces habitants comme des Français incontestables, mise à l’écart cruelle manifestée par un racisme sournois légitimé par les blagues sordides de responsables politiques de tout bord dès qu’ils se croient loin des micros. Les mesures du coût des services publics et des politiques sociales faisant passer les gens qui en bénéficient pour des surnuméraires complètent un tableau déjà lourd pour faire passer les pauvres pour des nuls. C’est d’ailleurs une expression que, selon le docteur Ménard, ils utilisent souvent : « Nous sommes des nuls ! », prétendent-ils dans son cabinet en riant. Comme le dit Diam’s dans Les enfants du désert : « Ac’qu’y paraît, on est des nazes(1)... » Ou comme le dit le Mehdi du roman(2) de Mohamed Razane à l’âge de dix-huit ans : « aussi loin que je me souvienne, jamais on m’a dit qu’on était fier de moi, qu’on m’aimait, jamais. »
On pourrait mettre ce désespoir d’estime en parallèle avec ce que Faulkner pose comme fond de tableau de sa Lumière d’août(3), une détestation de soi de la part du héro qui sait que, bien que clair de peau, il est noir ; et a intégré le mépris assassin de tout un peuple blanc pour le Noir qu’il est. « Look my skin, look my hair, I got nigger blood in my veins. I am a nigger, » avoue-t-il à son amoureuse, empruntant au racisme des Blancs cette expression de nigger dont usent les Noirs eux-mêmes lorsqu’ils s’insultent entre eux. Lumière d’août est publié en 1932. Deux années plus tôt, de l’autre côté de l’Atlantique sort, dans une des sociétés les plus raffinées d’une des capitales d’Europe les plus vives un livre qui fait l’effet d’une tornade, c’est La haine de soi juive(4) de Théodor Lessing. La haine de soi y est énoncée comme un effet de miroir de l’antisémitisme agressif dont on n’imagine pas encore jusqu’où il ira, mais dont on sait le venin mortel. Cette détestation de soi d’une partie des Juifs d’Europe, et qui n’a sans doute pas achevé ses ravages, est renvoyée alors par Lessing comme une interpellation à l’égard des Juifs eux-mêmes. Lessing y repère trois sources de cette haine de soi : La perte des racines traditionnelles, de ces racines profondes dans le sens qu’utilisera Simone Weil(5) quelques années plus tard ; le mépris du peuple hôte dont les manifestations sont reprises aussi en boucle par certains hommes politiques ; enfin, un contexte de dissolution de la famille. Ces trois mêmes sources irriguent le paysage contemporain, expliquant combien les habitants des banlieues pauvres de France se détestent eux-mêmes.
Ce mépris de soi touche à tous les aspects de l’existence et se trouve en particulier dans le domaine de la santé. Deux brèves incursions dans les cabinets de médecins du Franc Moisin vont nous en convaincre. La première incursion aura lieu chez le docteur K, généraliste dans la rue Danièle Casanova. Vient consulter un monsieur africain, bien vêtu, beau et fort, sûr de lui et aimable. Mais il faut quelques minutes pour que le médecin comprenne que ce patient vient non pour se faire soigner mais pour consolider le dossier de mariage qu’il rassemble. De se soigner il n’a cure. Le médecin s’adresse au patient sur un ton contrarié :
- On a une hépatite C qui est positive. Vous le saviez, ça ? — Non... - Par contre, ils ne me l’ont pas quantifiée. Vous avez été transfusé ? — Oui, au pays... - Quel pays ? — Au Cameroun - Parce qu’il y a parfois des problèmes quand c’est fait au pays. Il n’y a pas d’hémoglobinopathie, là le virus est négatif, c’est déjà ça. Bon, je récupère ça. Donc, à contrôler. Le scanner a été fait en 2007. On a la radio. C’est bon. Vous habitez où ? — J’habite là en fait... - Vous n’avez pas d’infection urinaire ? Ça ne brûle pas ? Pas de sang dans les urines ? C’est une xxx du rein gauche. — C’est quoi, ça ? - C’est un genre de kyste. On ne sait pas de quand ça date. C’est énorme. Ça se voit tout de suite. Vous avez des douleurs à la poitrine ?
- Quelques fois, je sens comme un blocage... - Il faudra refaire des examens. Il y a deux choses à faire. Examen urinaire... — Ça on a déjà fait... - ...et à recontrôler. Biologie, PCR et ceci. Positif malheureusement. Là, le foie est positif. — Ça suppose que ceux qui m’ont transmis sont en danger ? - Là, ils ont détecté, mais on ne sait pas où en est la maladie. Le spécialiste le dira. On va surveiller. Et quand la maladie se déclare, on soigne. Maintenant, on a deux problèmes. Le problème urinaire et l’hépatite C. Vous allez me faire scanner tout ça et vous me rapportez les images. — Mais je travaille. Je vais en mission. J’aimerais bien me concentrer sur ma santé, mais... - Allez à Stains, terminus de la ligne 13. Vous prenez le 253 ou le 254, il vous amène à la clinique. — Mais pendant six mois je serai en déplacements... - Il faut leur signaler que vous êtes en traitement ! — Mais par rapport à mon mariage, je voudrais me soigner le plus vite possible.
On a compris que le malade, doublement atteint, ne cherchera pas à se soigner. Il pense à ceux qui lui ont donné leur sang au Cameroun mais surtout à son futur mariage. Pas à sa santé car à ses yeux il ne compte pas.
Dans le cabinet du docteur M., c’est une famille marocaine qui entre. Une dame et ses trois filles. Le médecin commence par prendre les bulletins scolaires des enfants qu’on lui tend ; il les examine et félicite chacune selon ses notes et ses mérites. Puis il « fait le docteur ». C’est lorsqu’il arrive à la plus jeune qu’il hausse un peu le ton : — Elle avait mal au ventre, dit la maman.
- T’as quel âge ? Va falloir te mettre au régime... Vous partez au Maroc ? ... - Tu vas aux toilettes tous les combien ? C’est là que t’as mal au ventre ? Tu pèses combien ? Va falloir te mettre au régime. Tu parles, elle est à 63 kilos. Et toi ? Je vais te mesurer. 149cm. Et elle a 9 ans et 10 mois. Attention, elle est à l’obésité au 2ième degré. L’année prochaine, il va falloir bouger tout ça. C’est important les filles ! La graisse, si tu ne la perds pas maintenant, après tu auras du mal... — Je vais la perdre à la plage. - On s’en occupe sérieusement à la rentrée ! On ira voir un nutritionniste. — Moi aussi ?... - Pendant les vacances, on ne mange pas du sucre toute la journée. On ne boit pas de boissons sucrées. — Ca, au Maroc, c’est presque impossible. - De l’eau, du thé, tu dis que tu fais le régime. Il faut tenir toutes les vacances. Après tu vas venir me voir. ‘’ Docteur il faut faire quelque chose. J’ai de grosses fesses. J’ai de gros seins. ‘’ Et vous partez comment, là-bas ? Vous prenez l’avion ? — Et on loue une voiture là-bas. — Ah là-là ! Seigneur, seigneur ! - Tu as le carnet de vaccination ? — Si vous pouviez nous faire les ordonnances... Vous savez combien il m’a mis le dentiste. Pour 1300€ Il faut tout refaire. Ils nous ont dit qu’il fallait entreprendre les soins avant d’avoir l’accord. - Ça c’est la même chose. Plus de sucre, pas de boissons sucrées.
On peut prétendre que les dames et jeunes filles voient leur obésité avec le regard flatteur du Bled. Cependant elles parlent un français impeccable, sont brillantes à l’école, lâchent des « Seigneur, seigneur ! » fort décalés du Bled. Comment ne pas interpréter leur négligence comme une sorte de projet de se griller ici ? De se meurtrir pour évacuer tout fantasme de séduction locale.
C’est à ce mépris de soi que s’attaque depuis une quinzaine d’année l’Association communautaire santé bien-être.
Estime de soi, souci de soi, respect de soi, pratiques de soi
L’Association communautaire santé bien-être anime depuis un an un atelier Estime de soi. Une quarantaine de femmes y participent régulièrement. Elles y parlent coquetteries et fierté, mais surtout elles prennent soin les unes des autres, elles cherchent des parcours d’estime passant par leurs corps. Les hommes n’y sont pas admis. Il m’arrive, lorsque j’ai à faire dans les locaux de l’association, de les rencontrer, nous nous connaissons. Mais avant de raconter deux anecdotes à leur sujet, il me semble important de suggérer le chemin qui part du constat de la haine de soi telle que l’énonce le vers de Diam’s (« Ac’qu’y paraît on est des nazes ! ») aux disciplines de la pratique de soi que propose l’association. Trois étapes vers cette pratique de soi que je vais illustrer, balisent ce chemin.
1. Première étape : vivre pour soi-même. Vers la fin de sa vie, Michel Foucault revient sur des façons de penser l’existence qui se fondent sur la pratique et la nourrissent. Il relit les stoïciens. Il en rapporte l’idée qu’il convient d’abord de vivre pour soi-même. Ce n’est pas dans la philosophie stoïcienne que, pour ma part, je trouve la meilleure illustration de cette inclination à vivre pour soi-même, mais chez Omar Khayyâm, dans le Rubayat(6) :
« Chaque instant de ta vie est fugitif et passe C’est de toi qu’il dépend qu’il soit heureux et passe Fais attention : ta vie est ton seul capital Tu dois le dépenser aussi, car tout passe. »
Ou bien : « C’est la voûte du ciel maléfique : regarde ! C’est le monde, privé des êtres chers : regarde ! Vis pour toi-même cet instant, si tu le peux. Ni hier, ni demain, c’est le présent : regarde ! »
2. Deuxième étape : prendre soin de soi. Le faire avant toute chose ; comme si l’on était malade, mais avant de le devenir. Cette fois c’est bien aux stoïciens qu’il faut faire appel et à Sénèque en particulier, dans les lettres qu’il écrit, lui aussi vers la fin de sa vie, à son cher Lucilius(7) :
« Si tu étais malade, tu cesserais de t’occuper de tes affaires personnelles, tu laisserais tomber le forum, et personne ne te paraîtrait assez important pour que, profitant d’une amélioration de ta santé, tu te charges d’être son avocat. Non, tu te consacrerais tout entier à en finir au plus vite avec la maladie. Bon. Et maintenant, tu ne ferais pas la même chose ? Repousse les obstacles, consacres-toi à ta santé intérieure. On n’y arrive pas si l’on est occupé à autre chose. La philosophie exerce son pouvoir propre. C’est elle qui fixe l’heure, pas le contraire. Elle n’est pas une chose secondaire, mais principale. Elle est souveraine, elle est là, c’est elle qui commande. » Bien sûr, ce que Sénèque entend par philosophie est, comme il le dit, « le sens de la communauté, l’appartenance au genre humain, » ce qui oblige à vivre en accord avec la nature. Or, dit encore Sénèque, « c’est agir contre la nature que de malmener son corps, de rejeter les règles admises de la propreté et de se nourrir des aliments répugnants à vous soulever le cœur. »
3. Troisième étape : jouir de l’existence sans souci et sans morale. C’est dans un autre univers encore que je puise l’idée d’une nécessaire et complète liberté, presqu’une morale d’injonction libertaire. Le Dalaï Lama est plus connu en Occident, pour sa place sur la scène politique. Dans l’univers religieux qui est le sien il est d’abord un grand exécuteur du rituel ; mais aussi un guide libre de la liberté. En 2003, il a envoyé à qui voulait le recevoir un message de paix dont je tire les deux préceptes suivants qui rappellent au nécessaire bon sens de vivre :
« Suivez les trois R : respect de soi-même, respect des autres, responsabilité de tous vos actes ! » et un peu plus loin : « approchez l’amour et la cuisine avec un abandon insouciant. » C’est fort de ces quelques indications d’une philosophie de l’ordinaire que nous abordons Michel Foucault à travers deux de ses textes qui donnent une tournure pratique à cette éthique du soin de soi.
Le premier texte s’intitule « Usage des plaisirs et techniques de soi(8). » Il paraît en 1983 dans Le Débat et traite de ce qu’il appelle les « techniques de l’existence », une expression que ne récuseraient ni Sénèque, ni le Dalaï Lama. Il ne décrit jamais ces « techniques de soi » où chacun reconnaîtra ce qu’il voudra (le Qi Gong, le yoga, la participation à un colloque de Cerisy, l’exercice musical ou le tennis), mais il les décrit comme des arts par lesquels les hommes se fixent leurs règles de conduite. Nous sommes restés dans le champ de la morale. Qu’est-ce donc que la morale, s’interroge Faucault ? Un ensemble de règles de conduite ? Peut-être. La façon dont on peut mesurer sa conduite à des règles ? Sans doute un peu plus. L’invention permanente de la manière de se conduire alors ? Ce sur quoi insiste Foucault, c’est que l’on se constitue comme sujet moral par la « pratique de soi », plus précisément par « des exercices par lesquels on se donne soi-même comme objet à connaître. »
« Toute action morale, écrit Foucault, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère. Mais elle implique aussi un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement « conscience de soi », mais constitution de soi comme « sujet moral », dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue cet objet de pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral de lui-même, et, pour ce faire, agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. Il n’y a pas d’action morale particulière qui ne se réfère à l’unité d’une conduite morale ; pas de conduite morale qui n’appelle la constitution de soi-même comme sujet moral ; et pas de sujet moral sans des « modes de subjectivation » et sans une « ascétique » et des pratiques qui les soutiennent. »
Dans un texte paru un an plus tard dans la revue Concordia(9) qui l’interroge (« L’étude du souci de soi comme pratique de la liberté »), Foucault va plus loin encore dans l’approche de ce « rapport à soi » émettant l’idée que c’est en libérant son désir que l’on peut se connaître. Il dit même que c’est « en libérant son désir que l’on saura se conduire. » Pour bien se conduire, bien se connaître. Pour bien se connaître, se former, se surpasser. Pour se connaître, libérer son désir.
Deux anecdotes venues de la pratique engagée par l’Association communautaire santé bien-être vont nous montrer quelques pas du chemin qui conduit à la réappropriation de l’estime de soi dans cette banlieue populaire du Franc Moisin où la relation à la santé est tellement malmenée. Je suis témoin de la première tandis que le groupe de dames du quartier est en train de se constituer. Trente femmes et trois hommes participent à cette rencontre fondatrice. Parmi les trois hommes, le docteur Ménard et moi-même. Le troisième homme est un jeune journaliste de FR3 qui vient « en repérage », comme il dit, dans la perspective d’un possible documentaire. Le journaliste a tout juste trente ans, il est beau, fort, drôle. Sa barbe soigneusement entretenue à trois jours lui donne une allure d’aventurier. Il ne lui manque que le cheval et le Colt à la ceinture. L’une des dames est Aïcha. Aïcha est généralement discrète. Elle ne fait cependant pas partie des dames qui coiffent leurs cheveux d’un foulard, elle est même aujourd’hui vêtue d’un blue jean’s. Le groupe de dames est d’une grande gaîté, les blagues fusent à belle allure, personne n’est épargné par un humour mordant. Or pendant toute la durée de cet atelier Estime de soi, Aïcha ne cessera d’affirmer avec des yeux brillants qu’elle est enfin heureuse aujourd’hui car elle vient de rencontrer l’amour de sa vie en la personne du jeune journaliste. Elle se poste à son côté, lui adresse la parole avec effronterie, moque les railleries des autres en les traitant de jalouses, fait tout haut des projets d’aventure. Cet exercice est d’une grande audace si l’on considère le milieu surveillé des banlieues populaires car Aïcha est une femme mariée, mère de plusieurs enfants, ses voisines l’entendent et la voient. Cependant, Aïcha libère sa parole, dit son désir. C’est ainsi que, comme le dit Foucault, elle se connaît. Et c’est à partir de là qu’elle peut se constituer comme sujet moral, dirait Foucault. Le geste est hasardeux, accidentel, mais l’association a introduit une confiance qui permet aux femmes de l’atelier de construire cette estime.
Le seconde anecdote m’est rapportée à la fin de la première année de l’atelier. « Je ne sais pas ce qui s’est passé le dernier jour, me dit sa responsable, mais elles se sont toutes mises à se masser les unes les autres. » Cette fois on est bien dans la « pratique de soi » telle que l’énonce Foucault. Il ne s’agit pas de Yoga ou de tennis mais d’un retour sec aux gestes du hammam. Comme le dit encore Foucault, « les pratiques de soi ne sont pas quelque chose que l’on invente. Ce sont des schémas que l’on trouve dans sa culture, son groupe social. » Sans eau et sans se dévêtir, les femmes retrouvent les gestes du soin de soi enfouis sous les sables de l’immigration. Dire son désir ou trouver les gestes de son corps, on pourrait suggérer que les premiers gestes du soin sont ceux qui facilitent aux autres de se connaître et de se reconnaître.
(1) Les enfants du désert, 2009
(2) Dit Violent, Gallimard, 2007
(3) Light in August, Random House 1932, trad Lumière d'août
(4) Der judische Selbsthass, Berlin, 1930
(5) Simone Weil, L’enracinement, Gallimard, 1949
(6) Omar Khayyâm, Quatrains, trad Vincent Monteil, Sindbad 7 Sénèque, Apprendre à vivre, Arléa, 2001
(7) Sénèque
(8) Michel Foucault, Dits et écrits II, 2008, p. 1358
(9) id., p. 1527
Marc Hatzfeld
Conférence donnée au colloque de Cerisy sur le care, juin 2010
Conférence contribution au colloque de Cerisy sur le Care en juin 2009, paru aux Presses de l’Université de Laval (Canada) et chez Hermann (Paris)