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Figure de la beurette

Aucun texte ne dit mieux la figure mythique de la jeune fille des cités de banlieue que la dernière chanson de Faf Larage, " Ta meuf (la caille) ". A dire vrai, rien ne dit s'il s'agit d'une beurette, d'une blackette ou d'une noiche, mais il s'agit d'une meuf des cités, cet ensemble fort divers au cœur duquel les beurettes s'imposent. Faf Larage n'est ni naïf ni tendre, il est de la génération marseillaise qui produit un rap de colère, une parole transgressive qu'une autre époque aurait qualifiée de politique, un discours libérateur au sens où l'on prétendait, à cette même époque, libérer la parole, libérer les mœurs, libérer le désir y compris le désir d'en découdre.

Derrière la rage de la personne (" Rien à foutre de leurs lois et de leurs commentaires... ") se profile la révolte d'une génération guidée par des figures contrastées dont certaines épousent les modèles de la bienséance sucrée genre Beyoncé tandis que d'autres font apparaître ces figures féminines qui évoquent la Marseillaise de Rude ou celle de Delacroix, buste nu, sabre au clair ou drapeau au vent, guidant une foule invisible mais grondante. Cette figure féminine est une déesse guerrière, un personnage magique qui concilie colère et volupté comme la Kali des chromos indiens, des chapelets de cranes pendant à sa ceinture.

Ta meuf, c'est une caille, mec

Elle met des coups d'tête

Elle fume, elle boit, elle s'la pète

Elle est dingue, elle est raide, elle est pas nette, Elle met des balayettes

C'est une caillera !!!...(1)

La caille de Faf Larage n'est pas la seule version de la beurette de cité. Pour peu que l'on ait traîné devant un écran de télévision dans le cours de la campagne présidentielle de 2007, on n'a pu échapper à cette autre figure de la beurette, tout aussi intense et presqu'aussi énigmatique, celle d'une très belle jeune femme, sûre de son pouvoir et de sa vérité, parlant avec aplomb et tenant pareillement tête à des hommes aussi fatigués qu'ennuyeux, la fameuse Rachida Dati, porte-parole du candidat de la droite de l'ordre musclé : Rachida Dati, Lumière de Casa, aussi gracieuse de sa personne que son discours est ferme dans ce monde de brutes.

Sans doute répond-elle, dans les codes fort élaborés des faiseurs de sondages, à ce que l'on peut attendre de mieux dans l'ordre de la séduction politique : ne fallait-il pas répondre ton sur ton au nickel-chrome de madame Royal ? Dans le même genre, le candidat frontiste avait affiché une tout aussi flambante beurette qui posait pour la France aux Français en tournant le pouce vers le sol comme jadis César pour condamner à la mort les gladiateurs vaincus. Rachida Dati est la version républicaine façon blairiste de la beurette, celle qui a réussi à force de succès scolaires, de détermination à échapper aux traditions oppressives, d'intelligence et de séduction. Son profil nous est familier. On la croise dans les couloirs des agences publicitaires où elle est plus cassante encore que le patron un lundi matin, on la rencontre dans les colloques internationaux où elle argumente les dossiers les plus tracassier avec une efficacité de sherpa, on la trouve dans les salles de rédaction et les cabinets de grands patrons qui savent son prix car ce sont des gens avisés et qu'ils lisent le FT.

Elle revient pourtant souvent dans la cité, débarque de sa Twingo sur le parking des Trois Mille ou du Val Fourré en talons aiguilles et tailleur hyper-moulant, snobe ses anciens congénères masculins qui continuent de tenir les murs en fumant des pêtards, s'accroupit en serrant très fort les genoux pour caresser le menton d'une petite fille qui feint de ne pas la reconnaitre tant elle est intimidée par son parfum de la ville et va sans plus tarder voir sa mère. Elle sait le père au bistro et elle apporte à sa mère une fidélité de fille et un réconfort de femme. Elle est fiable, travailleuse, elle comprend les finesses d'un projet avec un flair de féline et parle français comme une dame des beaux quartiers. Normale, elle est. Par dessus tout, elle coupe le souffle car sa silhouette cambrée est celle d'une princesse du désert, elle transporte avec elle une fierté de revanche qui puise sa force dans l'odeur des sables.

Ta meuf, c'est une caille, mec

Elle met des coups d'tête

Mais sérieux, tout le monde en a marre, mec

Elle se comporte comme le pire des mecs

Elle s'la pète, elle met des coups d'tête, elle met des balayettes

Deux livres de confessions parmi bien d'autres récits de jeunes filles des cités de banlieue prennent quelque distance avec l'image de la beurette du conte de fée sortie à l'instant de sa Twingo. L'un et l'autre apportent, chacun à sa façon, une réserve au portrait séduisant de la caille qui a réussi son coup. Le premier est celui de Samira Bellil, fort mal titré Dans l'enfer des tournantes (2), mais qui parle bien de l'enfer. Le second est celui de Faïza Guène, Kiffe-kiffe demain (3) où le kif-kif désespéré adopte l'allure volontairement optimiste du kiffe demain. L'un parle souffrance, l'autre parle tristesse, les deux racontent leur destin au nom de beaucoup de ces jeunes filles des cités, les fabuleuses beurettes.

Dans le film Shoah, à un instant que l'on pourrait croire anodin au cours duquel Lanzmann interroge sans complaisance de très vieux Polonais sur leurs souvenirs d'avant guerre, on voit le regard de l'un d'eux s'allumer d'une joie amoureuse. C'est que le micro lui est tendu pour qu'il parle des juives du Shtetl voisin dans l'époque de sa jeunesse. Et voici le vieux machin courbé revenu à ses propres phantasmes, ceux de soixante années en arrière, pour dire combien elles étaient belles ces juives ! Aïe ! Comme elles étaient désirables, on devine le désir encore vif, ce qui ne l'a peut- être pas empêché de les faire envoyer en camp d'extermination sachant tout à fait ce qu'il faisait, mais qu'elles étaient belles et comme il les a désirées !

Loin de moi l'idée qu'il se prépare pareil désastre, mais la fascination qu'exercent les beurettes invite à interroger les sentiments de leurs admirateurs. Car au fond des livres de Samira Bellil et de Faïza Guène on sent que les destins se dénouent dans la douleur. Elles en voient de toutes les couleurs. On se rappelle la frêle silhouette de Samira Bellil sur l'écran de la télévision une fois son livre sorti, légère et gaie, se croyant tirée d'affaire avec les hommes, l'argent, la justice et la maladie, les spirales de règlements de compte. Pour peu qu'on ait été distrait on n'aura pas prêté attention au déroulement de son histoire, depuis les embûches indémerdables jusqu'à une douleur si vive qu'elle en devient épileptique grave avant de se laisser emporter par un cancer de l'estomac. Entre temps, le titre disait vrai, Samira Bellil s'est fait violer à trois reprises, deux fois dans le 9-3 où elle habitait, une fois en Algérie où elle pensait trouver son pays.

Ce qui bouleverse dans ce livre écrit dans la langue verte des cités, est la formidable énergie qui anime la jeune fille frêle du début jusqu'à la mort, transportant son " sac à souffrance " à travers l'absurde cruauté de la vie d'une jeune femme de banlieue. Un monde qui ne la calcule pas. " J'ai compris le comportement qu'il faut avoir pour être respectée. Ce n'est pas ma nature, mais j'y excelle. Je suis dure, sans pitié, grande geule. J'attaque la première pour qu'on me foute la paix. J'ai compris qu'il faut faire à l'autre ce que l'on ne veut pas qu'il vous fasse...."

Le monde qui l'entoure est brutal et stupide, c'est d'ailleurs le nôtre, on le reconnait à chaque page. Elle cherche la sortie comme un aveugle cherche la lumière, elle y croit, elle sait que la lumière existe et qu'elle y a droit. Elle tombe amoureuse et se fait ballader par un nul. Elle croît la parole des adultes et se fait abuser par les professeurs, les psychologues, les avocats, les parents d'amis. On la trahit, elle se relève. Elle essaie de s'en sortir de toute son énergie, réussit dans une formation, brille dans un métier mais tombe à nouveau.

Il lui arrive alors de s'abrutir de pêtards pendant des semaines pour tenter d'échapper aux filets trop réels de ses proches, de ses voisins, des institutions qui sont censées la protéger, de l'épaisse médiocrité dont chaque page nous rappelle notre silence. Brefs répits, elle repart au combat. Lorsqu'une main se tend, elle la saisit toujours avec candeur car elle y reconnaît sa chance. Elle donne des coups de boule comme les garçons, elle sait qu'elle est seule à pouvoir assurer sa stature de femme libre et elle échoue alors qu'elle croyait avoir gagné, elle était si près du but (s'il existe un but).

En Stan Smith et 501 serré

Elle traine la jambe façon Kaiser Sauzé (t'es fou)

Elle pisse debout en chantant : " Le crime paie ! "

Et ses dents en or, on croit qu'elle va nous bouffer

Elle dort avec ses Pits et ses Rots

Dans la cuisine elle organise des combats de coqs

Elle est fonsdée...

Ta meuf, c'est une caille, mec,

Elle met des coups d'tête / Elle fume, elle boit elle s'la pête

Elle est dingue, elle est raide, elle est pas nette

Elle met des balayettes

C'est une caillera !!...

Le sort de Faïza Guène n'a pas été pétri dans les mêmes douleurs et elle surprend même lorsqu'elle dit combien sa vie dans la cité des Courtillères était presque paisible. J'avais rencontré Faïza Guène dans une émission de radio. C'était quelques semaines après les émeutes de novembre 2007 et il fallait donner de quoi aider les auditeurs à comprendre ces événements. Faïza racontait la vie dans sa cité, sans angélisme ni complaisance, mais avec une distance espiègle : elle évoquait son émotion face à l'émeute, les lieux connus, les visage familiers, les garçons de son âge. Elle était gaie, on aurait aimé qu'elle n'arrête pas de conter.

Peu après j'ai lu son livre et j'y ai trouvé une tristesse inhabituelle chez une jeune fille qui avait dix-neuf ans au moment de sa rédaction. N'est-ce pas tôt pour être triste ? La même tristesse en plus douce que chez Samira Bellil... Mais j'y ai surtout trouvé ce qui fait l'une des ressources des beurettes comme de leurs compères masculins dans un registre différent, son kit de survie : un ravageur sens de la drôlerie. La cruauté des vestiges de l'enfance s'enveloppe d'un ton de dérision pour n'épargner ni son père absent, ni la psychologue coincée, ni les profs pas nets, ni même son amoureux et surtout pas elle. Un regard de diamant sur un monde obscur. Elle met en scène des gens dans leur existence, leur cuisine et leurs pensées dérisoires sans pour autant leur manquer de tendresse. Elle fait apparaître de la naïve beurette une maturité désabusée qui regarde le monde sans trop y croire mais qui le voit.

" De toute façon, j'veux dire, à quoi ça sert de vivre ? j'ai pas encore de seins, mon acteur préféré est homosexuel, il y a des guerres sans but et des inégalités entre les gens et la cerise sur le gâteau : Hammoudi il fricote avec Lila et ne m'en dit pas un mot ! Hein, j'ai raison, on a des vies de merde..." Après l'émission, Faïza avait encore ri d'une démêlée trop attendue avec son éditeur parisien, puis elle avait disparu par enchantement, rue de la Roquette, nous laissant son ironie distante : " Moi je mènerai la révolte de la cité du Paradis. Les journaux titreront : " Doria enflamme la cité " ou encore : " La passionaria des banlieues met le feu aux poudres " . Mais ça sera pas une révolte violente comme dans le film la Haine où ça se finit pas hyper bien. Ce sera une révolte intelligente sans aucune violence, où on se soulèvera pour être reconnus, tous. Ya pas que le rap et le foot dans la vie. Comme Rimbaud, on portera en nous " le sanglot des infâmes, la clameur des maudits. "

Nacira Guéniff Souilamas nous dresse plus raisonnablement le portrait des beurettes vraies, c'est le titre de son livre (4), elle en parle dans un français d'une agilité et d'une précision qui nous renvoient à ses héroÏnes. Bien sûr on sait qu'il existe une infinité de beurettes, ces filles de l'immigration nord-africaine ont épousé toutes les conditions, des plus ordinaires aux plus étonnantes. Il n'en existe pas de modèle unique, mais disons que leur caractère sauvage s'explique par les embrouilles fondatrices de leur existence, il en faut de la rage pour réussir à rester soi entre tant de traquenards, c'est cela qui les définit.

Nous parlions d'image : leur image fascine d'autant plus qu'elles ont la rage. Elles sont la rage dont nous avons besoin, elles sont notre rage.

Chaque fois qu'elle croise un agent

à la clé un jugement

Ses roues arrière, son GSXR et son holster

Traîne des commissaires sur le goudron derrière

Le quartier est désert quand elle a ses règles

Ta meuf, c'est une caille, mec

Elle fume, elle boit elle s'la pête

Elle est dingue, elle est raide elle est pas nette

Elle met les balayettes

C'est une caillera !!...

Nacira Guénif Souilamas remet les images à leur place d'image, mais elle les explique en partie. Les filles de l'aventure migratoire venue des rives sud de la Méditerranée est tendue entre les injonctions de " réputation " parfois étroitement surveillées par frères ou pères, les tentations de la brillante modernité professionnelle, amoureuse ou familiale et la brutalité de la vie réelle entre sale misère et racismes ordinaires.

Comment compose-t-on avec cette tension à l'âge des flirts adolescent ? Comment intègre-t-on cette tension considérable à l'âge où l'on se construit dans ses rèves ? Comment joue-t-on avec elle dans l'institution scolaire, dans la famille, dans la relation avec le pays d'accueil et ce qu'il offre encore de contradictoire entre le droit et le mépris ? C'est d'échapper ou de résister à cette tension qui donne à nos beurettes des cités leur force.

Les réponses sont infinies concernant la façon dont elles s'inventent un nouveau destin, les unes choisissent de feindre la soumission aux obligations vestimentaires et rituelles, les autres foncent dans les ouvertures scolaires, les troisièmes comptent sur la roulette des risques amoureux, elles ont en commun l'urgence totale de sauver leur peau, chacune est seule, sans fanfare et sans guère de soutien. Autant de trajectoires de beurettes ciselées en l'occurence par la plume très habile d'une chercheuse qui connait si bien son terrain.

Au risque de tomber dans les clichés on peut même suggérer que la caille de Faf Larage dont nous avons retrouvé quelques traits en ombres chinoises chez Faïza Guène et surtout chez Samira Bellil est attendue de longue date par le monde immobile des braves gens et des pépères. Elle seule dispose de suffisamment de clairvoyance et de vigueur pour bazarder un coup de latte dans le monde pingre et crispé qui nous étouffe. Elle est le sel de la terre. C'est elle qui nous sauvera de la médiocrité autant que de la brutalité, elle le sait, nous aussi. Elle a pour armes fatales le rire et la rage de vivre. Il ne nous reste à espérer qu'elle le veuille encore, il est tard, le soir tombe et elle pourrait bien se passer de nous.

L'aut'jour on m'a volé mon blouson

J'dis pas qu'c'est elle

Mais j'ai des soupçons...

Ta meuf, c'est une caille, mec...

Marc Hatzfeld, le 3 avril 2007

Paru dans les Cahiers de l’Infantile, L’Harmattan, L’adolescente, sous la direction de Marie-Claude Fourment-Aptekman, 2008

 

Image extraite du clip Faf Larage - Ta meuf - La caille

(1) Faf LARAGE, Ta meuf (la caille), single, 2007 1 Figure de la beurette. Cahiers de l'infantile. 2008

(2) Samira BELLIL, Dans l'enfer des tournantes, Paris, Denoël, 2003

(3) Faïza GUENE, Kiffe kiffe demain, Paris, Hachette littératures, 2004 2 Figure de la beurette. Cahiers de l'infantile. 2008

(4) Nacira GUENIF SOUILAMAS, Des beurettes, Paris, Grasset et Fasquelle, 2000

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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