Un café gare de Lyon
Scène anodine dans la file d'attente d'un comptoir à café de la gare de Lyon, un matin. Je me poste derrière la personne qui m'apparait la dernière de la queue. A la seconde même une jeune femme m'admoneste furieusement, m'accusant "d'être passé devant tout le monde...". Je bafouille quelques excuses embarrassées tout en cédant ma place. Je surprends alors, devant moi, la conversation à la cantonade de cette dame avec une autre qui paraît arrivée en renfort. J'y capte, de la part de l'une, la dénonciation de ce qu' "il se croit tout permis..." et de l'autre quelques noms d'oiseaux célèbres embourbés dans leurs turpitudes sexuelles. Je crains d'être une minuscule capture de guerre par méprise dans le conflit des genres qui gagne en vigueur chaque jour.
Je m'empresse de signaler ici que je suis impliqué depuis des dizaines d'années dans ce conflit. J'ajoute que j'estime ce conflit libérateur pour toute l'humanité, que je le crois indissociable du combat contre le réchauffement du climat, que je le pense dans le droit fil des luttes ouvrières, des bagarres anti-coloniales, des combats pour l'hospitalité aux demandeurs d'asile et de quelques autres fronts libertaires et pour la dignité des vivants. J'en profite pour avouer qu'il m'est arrivé de faire des bêtises (dont il ne m'appartient pas d'estimer la gravité), mais pas tellement me semble-t-il, pas trop-trop. Je me cherche cependant une place dans cette embrouille majeure sans y parvenir tout à fait. Voici mes quelques repères incertains.
Je crois d'abord que ceux des hommes qui le font, ne violent, n'humilient ni ne tuent des femmes parce qu'ils sont essentiellement brutaux. Ils abusent, en revanche, dans tous les domaines de l'existence sociale et politique, d'un pouvoir dont ils choisissent d'hériter par lâcheté, paresse ou par cette frénétique cupidité qui signale l'imbécilité actuelle de l'espèce humaine. Ces travers incrustés depuis six à dix mille ans ne disparaîtront pas dans une génération. La lutte longue promet d'être rude. Chacun est responsable de ses actes et doit en répondre lorsqu'ils sont indignes, mais le problème à trancher me semble autant celui de l'élimination du pouvoir que celui de l'accusation de ses odieux abuseurs. En finir avec le pouvoir des uns sur les autres, sur les choses, sur la terre, en finir avec cette sale mentalité.
Je constate ensuite que le conflit des genres qui enrage ne semble pas prêt de s'éteindre. Le féminicide de masse au Mexique, les viols et disparitions de femmes par rafales en Inde, l'obsession des hommes dans certaines cultures moyen-orientales comme dans des banlieues populaires à contrôler le corps des femmes, la prétention à prédation sournoise en Occident, tous ces traits racontent une violence dont on ne voit pas le bout tant la résistance masculine est butée et la colère des femmes puissante. Cette tension est déjà passée par des moments sauvages, mais sa dimension planétaire actuelle exacerbe les postures dans une conflictualité haineuse qui me parait, paradoxalement, résurgence de virilité obsolète. D'autant qu'il est aussi installé, ce conflit, dans l'intimité secrète de la plupart des humains. On l'aime trop, l'autre sexe, on l'aime.
Je crains pourtant que la relation amoureuse qui est l'une des aventures qui m'ont le plus ouvert au monde, ne fasse les frais de cette affaire. J'ai entendu à plusieurs occasions les mots d'emprise et de consentement convoqués avec sincérité et délicatesse dans ma radio et je me suis demandé s'ils n'affadissaient pas le désir comme le plaisir amoureux, ces mots. Je suis souvent tombé raide amoureux et il me semble avoir joui à en perdre la tête de me trouver sous emprise de mon amoureuse. J'en suis encore là. Comme bien des folies, celle-ci est passagère, mais elle m'a invité dans des désordres féconds, des désespoirs vertigineux et des rêves formidables. Elle m'a fait voyager, elle m'a fait écrire, elle m'a fait rire. Je souhaite à la dame de la gare de Lyon de connaître cette folie sans pour autant lâcher la bagarre contre l'abus ravageur du pouvoir. J'espère y revenir pour ma part dans le temps qu'il me reste de vivre tout en incorporant la colère des femmes. S'éprendre sans pieds dans tapis ni doigts dans confiture en somme. Le détroit est serré et les vents violents, mais d'espérer cette joie donne goût de vivre.
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