"Le problème c'est qu'il y a la vie réelle..."
En 1962 Rachel Carson a publié un livre intitulé Silent Spring qui a déclenché la première vague de la conscience écologique contemporaine, a convaincu (trop tard) John F Kennedy de la question environnementale, a quand même abouti à l’interdiction du DDT et a lancé une bataille politique qui arrive aujourd’hui à son point d’inflexion. La conversation qui a confronté lors de la dernière université d’été du Medef Patrick Pouyanné à Jean Jouzel est un moment de cette bataille qui met en jeu la caste entrepreneuriale dans son ambition de sujet écologique. Devant un parterre de femmes et d’hommes d’action, Jean Jouzel, paléoclimatologue, scientifique incontesté, ancien vice-président du Giec, a rappelé une fois de plus l’urgence de cesser d’investir dans les énergies fossiles. « J’ai reçu un accueil glacial » dira-t-il après l’exercice. Il ne semble en tout cas pas avoir trouvé l’oreille de son interlocuteur choisi par l’assemblée patronale. Patrick Pouyanné, président de TotalEnergies, un de ces patrons qui ont la main posée sur le robinet à pétrole lui a répondu qu’il « connai[ssait] et respect[ait] l’avis des scientifiques », mais que « le problème est qu’il y a la vie réelle. », cette vie réelle impliquant que : « je dois assurer la sécurité d’approvisionnement au coût le plus efficace. »
Ces grands décideurs, soutenus presque partout par des pouvoirs politiques prêts à investir dans ce qu’ils appellent la « transition énergétique », ces très grands patrons censés connaître les enjeux de l’environnement dans lequel ils exercent leur pouvoir, ne sont pas prêts pour autant à renoncer à leur image du monde. Sommés par leurs responsabilités de s’occuper de la vie réelle, ils n’ont pas la tête à ça. Ils renvoient donc Jean Jouzel et ses observations scientifiques mais aussi les passants ordinaires que nous sommes à la « vie réelle » des gestionnaires et des comptables. Cette vie réelle épouserait la forme de calculs importants du genre : « La demande de pétrole au niveau mondial est en croissance et si ce n’est pas TotalEnergie qui répond à cette demande, d’autres le feront. »
Dans le contexte grave d’une assemblée annuelle de grands patrons, on peut créditer monsieur Pouyanné de sincérité. Il croit la vie réelle faite de cette gestion boutiquière consistant à répondre à la demande du marché sans se laisser affecter par le tohu-bohu catastrophique installé dans la quotidienneté sensible des autres vivants. À une question qui lui était posée lors d’un de ses séminaires, Jacques Lacan avait répondu, autant qu’il m’en souvienne, que « le réel, c’est quand on se cogne. » Autrement dit, la réalité du monde se manifeste en ce que ce dernier nous résiste, en ce qu’il nous soustrait à nos illusions enfantines comme à certains de nos désirs ou fantasmes, en ce qu’il s’impose dans la dureté de l’existence et les bleus qu’elle imprime sur les tibias, les crânes et le retour aux petits matins désenchantés. L’enchérissement de la nourriture des pauvres, les rivières à sec, les feux de forêts, la montée des eaux océaniques, la disparition avancée des insectes comme des martinets et des ours blancs, les surprises insoupçonnables du permafrost en dégel, les tornades font partie de la vie réelle du vivant ordinaire qui se le prend en pleine poire. Les guerres de l’eau qui surgissent entre voisins comme entre états, la prédation des terres cultivables, les menaces épidémiologiques, les exodes vers l’inconnu, les guerres civiles encore larvées, la montée de la peur et les rodomontades totalitaires liées à la peur ; à tout ça les êtres sensibles ordinaires se cognent tandis qu’ils ne voudraient que jouir d’un air de flûte attrapé sur un trottoir ou d’un amour qui se pointe par la fenêtre. Cependant que les Pouyanné, le G20, les présidents et les chefs d’industrie consacrent leur temps précieux à ne pas se laisser piquer la place par les autres pétroliers et à satisfaire la cupidité d’actionnaires déjà gavés, l’heure est pourtant, surtout, de tenter de vivre. Y aurait-il, deux réels parallèles ?
Le dialogue Jean Jouzel/Patrick Pouyanné du 29 août 2023 suggère pour le moins un malentendu sur l’interprétation du réel. Les patrons du Medef distribuent leurs dividendes comme si de rien n’était. Les banques comme les gouvernements et entrepreneurs continuent de creuser des mines, forer des nappes pétrolifères, bâtir des usines à fabriquer n’importe quoi, poursuivre une digitalisation qui surchauffe au carré ce qui ne l’était pas encore. Les dirigeants de partout continuent d’exciter la machine à produire des objets que personne n’a demandé aux « coûts les plus efficaces. » La vision riquiqui du profit concurrentiel confirme la croyance des gens de Medef et de Cac40 dans leur monde devenu carrément fictif.
En attendant, les vivants ordinaires se cognent sévère, mais espèrent toujours. La croyance Pouyanné dans sa « vie réelle » de boutiquier n’a aucun rapport avec celle que voit venir Jean Jouzel depuis sa fenêtre d’observateur et que les vivants commencent à sentir dans leur chair. Ceux-là se cognent au risque de leur propre extinction alors que le désir de vivre ne les quitte pas. Entre ces deux perceptions du monde, aucune négociation, aucun ajustement ne semblent possibles. Il y a ceux qui croient leurs livres de compte et ceux qui croient à leurs sens en alerte. Et Patrick Pouyanné est loin d’être un bizarre solitaire, il a des milliards de followers qui s’envoient une petite dose de fentanyl hydrocarbure pour la route, manière de fermer les yeux sur la fin de partie annoncée.
Deux choses pour en finir. La première est que que dans le sillage de la croissance magique et de la concurrence qui tracent les contours du réel de Pouyanné, du G20 et de pas mal de politiciens, des régimes d’ordre mauvais se réinventent afin que le mirage d’une « vie réelle » florissante dure encore un peu s’il vous plaît, on s'était bien habitués. Ces régimes dont personne ne veut pourtant chez les responsables de bon sens ravivent la torture, la surveillance policière et les guerres suprémacistes. Ils effacent le vivant. Ils raidissent en certitudes abruptes la naïve croyance au progrès. « Nature ne endure mutation soudaine sans grande violence », écrivait l’ami Rabelais. Notre mutation actuelle est non seulement soudaine, mais globale. La seconde chose est que la violence libératoire est tentante face à l’aveuglement de décideurs tétanisés dans leur réel imbécile, mais qu’une fois installée, bien malin qui pourrait dire en quoi elle peut se transformer. C’est là qu’est le point d’inflexion.
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