De Dover Lane à Basudha
Il y a une quinzaine d'années, j'avais deux jours à passer à Patna, l'ancienne Pataliputra impériale, capitale actuelle du Bihar devenue un énorme bourg sale cachant mal ses trésors archéologiques. Me promenant dans le jardin du palais de justice, je m'étais approché du Gange histoire de m'y caler une bonne sieste. Raté. Un amoncellement d'une douzaine de mètres de détritus faisait parapet sur une hauteur d'au moins un mètre, interdisant l'accès au fleuve: une digue élastique de décharge bleutée gratée de la patte par des clebars faméliques et dont la surface ondulait au vent. Lors de sa campagne conquérante de 2014, Modi avait promis qu'il nettoierait le Gange. Il avait même nommé un ministre à cette seule fonction, le statut divin du fleuve lui confortant le vote intégriste. Il n'a rien fait. Modi raconte ce qui lui chante et fait ce qu'il veut. Orateur charismatique, il joue de l'information comme un prestidigitateur, laissant derrière lui une pourriture de fausses nouvelles dont il sait qu'il restera toujours quelque chose. Il est des emballeuses promesses de développement comme des emballages plastique: n'en reste que l'embrouille. Modi, Macron, Trump, Bolsonaro même combat perdu pour n'être jamais livré. Aucun de ces ensorcelés de la finance n'a l'imaginaire assez fluide pour se projeter dans un monde étouffé par sacs en plastiques et couches-culottes, dont la vie serait réduite à une relation tendue entre une humanité rafistolée et des animaux asservis; et dont la température aurait augmenté de 3 ou 5 degrés.
Le marché de mes petits matins s'étale cependant sous mes fenêtres. Les vendeurs y sont assis sur une natte à même le sol, sur un charpoy de fer, parfois sur une cagette renversée. Bien serrés d'un côté de la rue tandis que de l'autre, Ambassadors et SUV klaxonnent, forçant leur passage, rasant les étals. Les vendeurs interpellent les clients en vantant la fraîcheur de leurs tomates, de leurs goyaves, de leurs gombos et de tant d'autres fruits et légumes. Si j'y suis tôt, c'est pour tenter de mettre la main sur les œufs de la petite dame qui en apporte, une ou deux fois par semaine, venus des Sunderbans, le delta du Gange, en cinq heures de bâteau, van et train; de vrais œufs dont les poules ont boulotté non seulement du grain, mais des vers, des insectes ou des épluchures ménagères. J'ai mes vendeurs préférés, ceux que m'a indiqué Léo lorsque nous avons fait un premier marché ensemble, aussi ceux qui m'interpellent et dont j'estime qu'ils ne m'arnaquent pas trop. Le jeune gars qui me vend des bananes parfumées, les glisse sans me demander mon avis dans un sac de plastique transparent dont il garde une réserve sous sa main gauche. 5 secondes d'usage, 250 ans pour disparaître. La marchande d'œufs fait de même et, si j'hésite à refuser son petit sac cristalin, c'est qu'elle ne sait comment me les servir, ses œufs, me fait-elle d'un regard contrit. Mes marchands de légumes, père et fils, me tendent une grande assiette en alu dans laquelle je jette pèle-mêle concombres, tomates, patates, carottes, une papaye verte et trois plantains. Le vieux trie, pèse, évalue et, sachant ma manie, verse le tout dans mon grand cabas au fond duquel attendent déjà lait, bananes, moori et pain. Sur un mur voisin, une affiche délivre en Hindi un message illustré sur les méfaits des sacs en plastique, message dont je ne sais lire que le titre en Anglais: Stop plastic bags! Le lépreux du bout du marché qui me connait depuis dix ans, m'appelle de son chant plutôt gai, m'invitant à poser cinq roupies dans l'une des cymbales qu'il me tend de ses mains auxquels il ne reste plus guère de doigts.
A Calcutta, m'a-t-on affirmé avec des chiffres et des sigles, on compresse les ordures urbaines dans d'énormes conteneurs de sorte à en exprimer le jus et on envoie la matière solide résiduelle se faire trier par des robots. Vrai ou faux, comment savoir? La légende est déjà un signe d'affolement salutaire. La légende précise d'ailleurs que des scientifiques Suédois et les élus de villes nord-américaines viennent jusqu'ici pour apprendre comment gérer à peu de frais les déchets d'une mégapole de seize millions d'habitants. Il reste heureusement pour les nostalgiques d'une Inde immobile des tas d'ordure presque magiques desquels émerge une carcasse de voiture broutée par des vaches que protègent les pogroms électoralistes des développementalistes cinglés. Une statistique circule aussi sur les réseaux sociaux, suggérant que sept des dix villes les plus polluées du monde sont Indiennes. Mais il est peu de dynamiques citoyennes aussi vivaces que celle de l'Inde sur la question environnementale.
Debal est un activiste sans peur ni compromis, un anthropologue averti et un biologiste de haut niveau. Depuis plus de trente ans il consacre son existence au maintien d'une diversité vivrière qui permettra à l'humanité de survivre: celle du riz. Dans la basse vallée du Gange, il y a encore un demi-siècle, chaque lignée familiale cultivait les variétés de riz dont elle gardait le secret, adaptées à la composition du sol, à sa salinité, aux variations saisonnières de la température, à l'altitude, l'hygrométrie et aux facteurs sensuels que sont l'arôme, le goût et le désir. Le grand mythe dévelopementaliste prenant les commandes, l'Inde a pris le parti d'une modernisation chimique radicale des cultures vivrières. De plusieurs milliers de variétés de riz, la savante culture agraire du Bengale est passée à quelque dizaines. C'est ce dommage que Debal répare en activant une banque de semences. Basudha que Debal Deb a créée en 1997 recueille, de la main de paysans ou par ses observations propres, des variétés en cours de disparition; les cultive, les analyse sous leurs aspects précieux et les redistribue à d'autres paysans. Basudha remonte le courant de la destruction de la diversité des semences et de la diversité tout court. Des paysans y viennent discuter, comparer, reniffler et réinventent ainsi notre patrimoine culturel. J'ai souvent retrouvé Debal dans ses fermes expérimentales où chaque carré signale une variété en cours de renaissance. Cette fois, c'est dans son minuscule labo de Calcutta qu'il m'explique, par le partage d'un alcool blanc, le rôle de l'arôme dans la rencontre du plaisir gastronomique et des vertus nutritives. Si Basudha est une expérience particulièrement aboutie, il en existe cent autres dans ce pays, chacune à son rythme, à ses succès et ses revers. Cette immense population forestière et paysanne est tendue à craquer entre un développement dégondé et l'invention d'une cuture où l'expérimentation scientifique et la délicatesse nouricière se nourriraient l'une de l'autre.