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Le poison du monde


S'il vous arrivait une embrouille alors que vous vivez au Vénézuela, faites confiance à vos amis et allez solliciter les pouvoirs locaux. Un des lieux recherchés pour rencontrer ces pouvoirs est le site d'Agua Blanca, dans l'état de Portuguesa, à quatre heures de Caracas. La meilleure période de l'année pour obtenir l'attention des pouvoirs est celle de la Semaine sainte. Vous débarquerez du bus avec ses passagers qui profitent des congés institutionnels de la dite Semaine: femmes, hommes, enfants de toutes catégories sociales et de tous les états de la République ont convergé ici pour solliciter les mêmes pouvoirs. Vous y êtes. Agua Blanca ne ressemble cependant pas aux plaines céréalières craquelées par la sècheresse que vous avez aperçues depuis votre bus. C'est ici une forêt de conifères qui descend de la montagne abrupte en déversant un clair torrent qui semble ici irréel. Déjà, vous apercevez des hommes bedonnants au torse nu asperger leur voiture de ces eaux bouillonnantes afin de la protéger des accidents de la route. C'est ce que vient de vous expliquer votre voisin de siège en vous proposant du café de sa Thermos.

Vous voici donc en zone enchantée. La foule est dense comme le poing et, surtout, d'un groupe à l'autre, elle est engagée dans des activités dont vous comprenez qu'elles ont affaire avec la sorcellerie. Fumeurs d'énormes cigares, croix brandies ou pendant au cou des pratiquants, bougies partout. Les officiants en transe, les sollicitants étendus sur le dos, les cris, chants, simagrées vous effraient, vous intriguent ou vous semblent grotesques. Il convient maintenant de trouver celui d'entre les magiciens qui pourra vous aider. Evitez la magie noire reconnaissables à l'excès dramatique de ses croix renversées et de ses capuchons pointus; ainsi que les rites trop arrosés de tord-boyau. En somme, évitez les escrocs qui pullulent. Pour le reste, les choses vous échappent, c'est l'affaire des pouvoirs locaux qui viendront eux-mêmes vous trouver.

En dépit de sa banalité apparente, vous avez repéré l'épicentre de l'endroit. C'est une vaste piscine en forme de bol, creusée dans la roche par le courant. Des gosses y barbotent et quelques pèlerins se débarbouillent ou battent leur lessive. Magie élémentaire déjà: l'eau reste limpide. Avez-vous remarqué que certains nageur disparaissent d'un coup après avoir gonflé leurs poumons? Magie? Si vous posez la question, on vous engagera en riant à suivre ces nageurs sous l'eau. Après cinq brasses en apnée, vous parviendrez dans une vaste grotte voutée dont les parois tremblotent d'une multitude de bougies diffusant une atmosphère enchanteresse. Dès que vos yeux sersont accoutumé à la pénombre vous capterez, sur un escarpement de la roche, trois figures singulières. Ici, vous êtes au cœur du Vénézuela car ces figures protègent les pouvoirs que vous recherchez: el Indio Guaicaipuro, el Negro Felipe et la reina Maria-Lionza. .

Le cacique Guaicaipuro est un chef indien renommé pour avoir résisté, au nom de la culture indigène, à la domination espagnole; il a inspiré la révolte en lui donnant un sens, il est la légitimité de la colère. A ses côtés, le nègre Felipe est un esclave africain dont on raconte qu'il a conduit la révolte contre le colonisateur, exploiteur, esclavagiste et qu'il a conservé la puissance de cette sorcellerie africaine que l'on trouve aussi en Haïti, au Brésil voisin ou au Bénin. Quant à Maria Lionza, vous en avez aperçu une statue la représentant nue, superbement musclée, sur le bord de l'autoroute qui relie Caracas à Valencia, chevauchant un tapir et brandissant à bout de bras un os de pelvis féminin. Sur elle se colportent des fables qui la racontent audacieuse, généreuse et victorieuse. Elle donne le pouvoir de voir, non pas le monde ordinaire, mais celui qui se cache.

Chez les gens de la rue, on trouve la magie partout: dans les paroles des chansons, dans certains discours de Chavez, dans les statuettes, parfums et savonnettes qui dispensent leurs charmes au cœur des bidonvilles des villages et des appartements. Elle se diffracte et se dispense sans timidité dans l'existence ordinaire des gens ordinaires. Ce rapport partagé au monde est tendre et inquiet, installé mais sceptique. Il s'accommode bon an mal an des grandes narrations religieuses ou politiques qui jouent pourtant cyniquement de l'exercice du pouvoir réel sur les gens et les choses.

Car cette terre de paysans pauvres qui voudrait jouir de la langueur caribéenne et d'un métissage sensuel, cette terre abrite des réserves de pétroles parmi les plus vastes du monde. A quelques encablures des côtes de la Floride, les réserves de Maracaibo sont tellement plus contrôlables que celles d'un Orient compliqué bourré de fiers guerriers intégristes ! D'où ce commentaire d'un ami vénézuélien, ancien membre du parti communiste selon lequel, "Aux Gringos il faut leur parler dur!" Mais les Gringos ne sont pas seuls, car voici que Chinois et Russes sont entrés dans le jeu de ce pétrole trois fois maudit. Les Gringos soutiennent un jeune et lisse beau-parleur qui joue au plus fin en tentant de séduire la soldatesque. Ni les Chinois ni les Russes ne lâchent pour l'instant le moustachu ronchon qui a succédé à Chavez malgré la faillite de l'exercice de leur pouvoir devenu dictatorial. Dans cette affaire, il n'y a pas de gentils: que des méchants et des imbéciles, que des salopards qui prennent en otage les Vénézueliens dont tout le monde se fiche.

J'ai le souvenir de cette blague inusable de la politique vénézuélienne qui disait pour illustrer cette malédiction du pétrole: "Les voitures sont importées, les vêtements sont importés, les films sont importés, les shampoings sont importés, jusqu'à la farine du maïs traditionnel de l'arepa est importée; il n'y a que les trous dans la chaussée qui soient fabriqués au Vénézuela." A quoi je serais tenté d'ajouter: de même que la chanson vénézuélienne, nasale, nostalgique et lancinante, accompagnée du quatro, cette mini guitare au son de casserole. Une musique qui se voudrait joyeuse pour se distancier des événements de la géopolitique odieuse et des commentaires plein de certitudes des spectateur globalisés d'un match tragique dont on devine trop bien la fin. Contre le poison du monde, la reine Maria Lionza est à ce jour impuissante.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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