Politique de la ville à l'épreuve du respect
Les incessants changements de nom, l’inintelligible superposition des dispositifs, les émouvantes revendications de paternité, les sempiternelles menaces de disparition et d’autres traits du même désordre donnent à la politique de la ville un contour flou. Pourtant, sur les finalités de ce projet politique, tout le monde semble d’accord : il est nécessaire de poursuivre un effort de rééquilibrage, d’intégration urbaine et sociale, de modernisation de l’Etat, d’implication des populations à leur sort. Depuis les premières années du développement social des quartiers, l’Etat n’a cessé, parfois à son corps et à son âme défendant mais sans altérer sa fièvre d’action, d’investir des sommes importantes et de l’intelligence administrative dans ce projet qu’avaient fait surgir quelques rudes émeutes.
Développement bien sûr, mais en quoi plus social et urbain que culturel ou médical ? Politique oui, mais pourquoi de la Ville et non de la République ou de l’Egalité ? À quoi s’attaque donc ce projet dont on imagine que les bonnes fées sollicitées à sa naissance ne cessent toujours pas de se crêper le chignon ?
Tentons une définition globale et historique : la politique de la ville est d’abord une entreprise de redistribution. Cette importante redistribution des espaces, des investissements et des symboles était rendue indispensable par l’apparition d’une inégalité de conditions tellement visible dans l’habitat que l’habitat a surdéterminé les formes et les modalités des transferts. Mais, comme pour la sécurité sociale ou les allocations familiales, il s’agit d’abord de répartir une richesse nationale d’une façon plus équitable de façon à éviter les flambées de violence pour les uns ou par sincère souci d’égalité pour les autres. On n’imagine mal ce que serait devenue la vie des gens des catégories populaires s’il n’avait été lancé cette politique audacieuse et originale.
Il en est résulté le meilleur et le pire. Le meilleur a été la possibilité pour les pauvres de vivre avec un minimum de dignité dans une France qui avait adopté un vocabulaire révolutionnaire pour parler de ces trente années génératrices d’une fortune colossale. Dans le sillage de ce meilleur, un bénéfice considérable et inattendu a été la transformation des façons de travailler des collectivités publiques à commencer par l’Etat. Le pire a été une bureaucratisation des réseaux d’action associative et citoyenne qui a plombé ce que la pratique démocratique avait de plus spontané et direct. Et, dans le sillage de ce pire, une institutionnalisation de la charité d’Etat : de la bonne conscience, de la bienveillance, de la bienséance. Cela s’est manifesté par un empilement de dispositifs, de règles, de sources de financements, d’acteurs et d’idées dont le sens n’est perceptible qu’a posteriori. Comment peut-on évaluer les effets d’un pareil foutoir ?
Je suggère deux prismes du regard pour procéder à cette évaluation. Le premier prisme consiste à évaluer cette politique de trente ans à l’aune de son origine, de son esprit fondateur, en somme de tenter d’y retrouver les valeurs qui l’avaient fait naître. Le second sera de confronter cette même politique non aux valeurs de l’Etat ou de dirigeants politiques, mais aux valeurs des gens qui ont bénéficié de cette politique à l’époque de sa mise en œuvre, les habitants des quartiers populaires.
En 1981, lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir, nous ne sommes qu’à 13 ans de mai 1968. Mitterrand n’est pas le pur produit de cette époque, mais il est en partie porté par une dynamique qui n’a pas cessé depuis. Il lui en est redevable. On n’oublie pas qu’il s’était, en pleine tourmente soixante-huitarde, porté candidat à la succession du Général ; il ne peut plus échapper à ce marquage. Le vocabulaire et les esprits de l’époque sont habités par une idée de changement profond, sinon global. Mitterrand n’est en rien révolutionnaire, mais l’idée de la révolution hante encore le bourgeois humaniste qu’il est comme il hante ceux d’entre les hommes politiques qui étaient aux commandes pendant cette période tumultueuse ; des hommes politiques qui avouent rétrospectivement avoir eu une sacrée frousse du grand chambardement. Il s’agit donc d’opérer en souplesse ce chambardement dans les relations entre catégories sociales que plus de trente années de droite intelligente mais butée ont paralysé. Il s’agit de compenser les injustices, de renverser certains flux. Le développement social des quartiers est, avant tout, un projet social de rattrapage d’inégalités devenues insupportables au regard de succès économiques flambeurs. Quoi qu’on en dise et quoi qu’il ait été écrit dans les préambules, un air de carmagnole flotte dans les premières années de missions de la fameuse commission Dubedout.
J’ai eu la chance de réaliser en 1984 et 1985, deux évaluations du DSQ dans le Nord Pas de Calais pour la Commission. Les chefs de projets étaient des originaux de toutes formations ou même dépourvus de formation qui prenaient un vrai risque de carrière en s’engageant dans une aventure tout à fait incertaine. Beaucoup le faisaient avec une ferveur que l’on ne rencontre que dans les occasions historiques. Les opérateurs de terrain fort modestement payés, travaillaient pour certains largement au-delà de ce qu’on leur demandait. Il s’inventait de nouvelles pratiques tous les jours. On devenait agent de développement culturel ou agent de développement social par vocation. Les élus territoriaux négligeaient leurs appartenances politiques pour s’investir avec une générosité frisant l’abnégation qui leur donnait une rare fraîcheur. Ils s’engouffraient dans une brèche qui leur permettait un contact direct avec leurs concitoyens et électeurs sur des questions concrètes avec les moyens d’y répondre.
On voyait des professionnels comme des responsables de bailleurs sociaux ou des proviseurs se laisser contaminer par une fièvre inventrice. Des gens qui travaillaient depuis des lustres dans la même région sans s’être jamais parlé, construisaient soudain ensemble, sans arrières pensées, des bribes d’avenir commun. Le président de la fameuse commission de développement social des quartiers se déplaçait sur le terrain pour procéder à des réunions d’évaluation des situations et des projets. On avait visité le quartier avec lui. Plus tard on le rencontrait dans le train avant qu’il n’aille rendre compte au Premier ministre qui en faisait une affaire personnelle. On s’était disputé pendant la réunion, on se prenait à rêver ensemble des effets de risques pris sur des habitudes héritées de l’Ancien Régime. Certains hauts fonctionnaires étaient rétifs à ce vent novateur, d’autres se laissaient emporter par une aventure pour des convictions personnelles relatives au rôle de l’Etat, au sens du service public ; voire plus. Voire plus, cela signifiait en fait une vraie foi dans la capacité des démocraties d’Occident à satisfaire les finalités folles inscrites sur les frontons des mairies, un délire d’égalité et de liberté qui prenait la forme de diffusion de la culture dans les milieux populaires, de transformation de quartiers dortoirs en débuts de villes, de dynamisation de la part la plus vive du réseau associatif vers la mutualisation des moyens et des intelligences, de partage et d’échange. Un très petit nombre de personnes, de façon plutôt discrète, tentaient d’opérer une transformation profonde des mœurs du pays, de l’Etat et finalement du jeu politique.
Contrairement au projet de sécurité sociale qui avait disposé d’un orchestrateur de talent dans la haute administration en la personne de Laroque, le DSQ arrivait dans une sorte d’improvisation brouillonne dont on espérait tirer bénéfice. Dubedout comme Geindre étaient avant tout des politiques de terrain, avec pour le premier en tout cas, une vision des choses. Il me semble que cet esprit a soufflé pendant six ou huit ans selon les régions et les personnes. Je crois que cet esprit a largement contribué aux deux succès que j’ai envisagés : la modernisation de l’Etat et la dignité des habitants des quartiers. J’ai souvent eu l’impression, à l’occasion des moments d’évaluation, que des acteurs importants, de tous bords politiques et de bien des professions, s’effaçaient derrière les projets qu’ils poursuivaient.
Puis un jour j’ai constaté qu’un chef de projet du développement social urbain avait installé ses bureaux dans la mairie et qu’il était à mi-temps fonctionnaire municipal. J’ai compris que quelque chose avait basculé et que l’on entrait dans une normalisation. Effectivement, c’en était fait du vent de folie raisonnable, les logiques gestionnaires l’emportaient sur l’esprit de l’histoire. Tous les maires de grandes villes réclamaient leur part du pactole et le pouvoir national ne savait pas leur refuser. Certains projets étaient détournés de façon éhontée, certains crédits donnaient lieu à des empoignades sordides. Dans cette commune où le chef de projet était devenu fonctionnaire municipal, j’avais constaté un peu plus tard l’installation d’une rutilante clinique privée dans le périmètre de la zone franche urbaine. Le pire est arrivé lorsque certaines collectivités territoriales ont considéré que les territoires bénéficiant de la politique de la ville n’étaient de ce fait plus éligibles aux crédits de droit commun. Là où l’on a rencontré cette perversion de la règle, le sens du projet s’est renversé.
Il serait exagéré de prétendre que ces premières années de la politique de la ville, alors même qu’elle ne portait pas encore ce nom, ont bouleversé la vie démocratique du pays. Mais il s’est présenté une esquisse de renouveau. La règle du financement par projets, surprenante alors, a provoqué sur les territoires éligibles du DSQ puis du DSU un bouillonnement d’idées et de débats dont beaucoup étaient portés par des associations ou même des individus liés aux habitants des quartiers. Même les réhabilitations urbaines ont parfois donné lieu à des discussions concernant non les couleurs des murs mais les priorités du quartier. Des acteurs de base, comme des instituteurs, des artistes, des adjoints, des entrepreneurs, des présidents d’associations locales ont tenté d’épouser les souhaits des habitants et même de les faire émerger. Dans certains quartiers, les habitants sont venus, ils ont participé à la conception de projets, ils ont débattu avec leurs élus, ils ont pris en compte la chose publique, ils ont pris la parole. Ponctuellement, occasionnellement, on a vu surgir des ébauches de démocratie directe qui ne disaient pas leur nom mais qui rappelaient les comités d’action de l’année 1968 et d’autres instances de la parole et de l’action qui flottent dans les mémoires populaires. À l’aune de cette mythologie conseilliste survenue dans le sillage de l’élection d’un socialiste fort raisonnable, la politique de la ville a été un rappel éphémère de ce que l’Etat peut réinvestir l’histoire pour tenter de la réveiller. Avant que la bureaucratie ne s’empare des procédures décisionnelles, les citoyens que l’on appelait désormais des habitants, ont pu prendre un goût de démocratie vive et non médiatisée.
Le second prisme que je suggère à la confrontation avec la politique de la ville est celui des valeurs populaires qui ont couru dans les quartiers susceptibles de recevoir des crédits DSQ, DSU ou de la politique de la ville. Plus précisément, la valeur que je propose comme toise de l’action est celle du respect. Cette valeur, dans le sens qu’on lui donne maintenant, était née dans le vocabulaire populaire simultanément aux effets de la politique de la ville. Elle vient des Etats-unis où elle a été balancée sur la scène par Aretha Franklin entre autres et elle a traversé l’Atlantique avec des personnages à l’insolence positive comme Afrika Bambaata. Ce respect est compris comme une exigence populaire à l’égard des riches, des forts, des institutions, des responsables politiques ou des gens des beaux quartiers. C’est une demande insistante adressée au regard de ceux qui disposent du pouvoir. Il se démarque complètement d’une tradition politique de révolution, d’organisation ou même d’utopie. Le respect est une revendication pour ici et maintenant, une revendication morale de comportement fondé sur une pragmatique de l’altérité et surtout pas sur un système de pensée. Cette morale du comportement est puisée dans un faisceau de valeurs venues de traditions religieuses, familiales, claniques, politiques différentes, mais qui se retrouvent sur la nécessité de rituels communs aux si différents habitants des cités de la banlieue.
La pragmatique de l’altérité consiste à attendre deux modes de comportement de la part de l’autre, l’autre qui possède, qui se prétend chez lui, qui édicte des règles et les fait appliquer, l’autre qui regarde et que l’on croise. Le premier mode est la mise à distance, le second est le crédit de considération. La mise à distance consiste à demander à cet autre de ne pas trop s’introduire dans les valeurs et le sens des gestes de celui qu’il croise, c’est ainsi que l’on tient en respect cet autre, que l’on s’en tient à distance. Le crédit de considération se comprend mieux si l’on songe que les gens de catégories populaires qui sont précipités un peu malgré eux dans ces lieux étranges que sont les cités d’habitat social, suggèrent qu’on fasse a priori confiance à leurs habitudes, à leurs façons de faire et finalement à leurs repères de morale ou d’éducation plutôt que de prétendre les inviter à adopter les repères codés en vigueur sur place.
Des favelas du Brésil aux suburbs anglais, des ghettos américains aux banlieues françaises, le respect a pris des formes et des exigences légèrement différentes mais il est partout compris dans le même esprit d’une exigence de conduite (ou d’éthique) politique. C’est cela qui est attendu de la part des pouvoirs publics, de l’Etat et de ses agents. La politique de la ville avait son rôle à jouer dans ce face-à- face dont l’enjeu était le respect. Porté le plus souvent par les élus locaux, une des missions secrètes de cette politique était d’introduire dans les relations tumultueuses qu’un peuple bigarré entretien avec son appareil politique, le respect réciproque attendu. Il ne s’agissait donc pas exclusivement d’agir de façon respectueuse mais de mettre en scène des situations invitant les uns et les autres à se respecter vraiment.
Les scénaristes locaux de la politique de la ville, élus, bailleurs, aménageurs et agents de l’Etat décentralisé ont d’abord été bien inspirés en choisissant souvent leurs opérateurs parmi la population des quartiers éligibles. En presque trente années, ils ont formé et fait monter dans des situations de responsabilité les garçons et les filles de milieu populaire qui le voulaient et le pouvaient. À cet égard, la politique de la ville a joué un rôle comparable aux fonctions d’instituteur et de gendarme de la troisième république qui avaient permis aux plus « méritants » des Français venus des milieux ouvriers et paysans d’accéder en deux générations à une condition estimée. Les fonctions souples d’animateur et surtout celle d’éducateur ont permis une ouverture professionnelle vers des métiers de toute nature, celles de médiateurs et d’adulte-relais ont bientôt suivi. Science-po et quelques autres universités ont eu beau jeu par la suite de récolter des fruits semés par les chefs de projet de la politique de la ville. Cette reconnaissance de compétence et d’implication était une première marque de respect.
Au-delà de l’ascension sociale, par et à travers l’ensemble d’agents très divers confrontés à un même casse-tête réputé insoluble, le métissage des cultures, des pratiques, des valeurs, des projets et des gens s’est opéré sur un terrain concret et relativement solide. Simultanément à un vent de délire sécuritaire fort partagé et à un racisme masqué porté par le Front national, la politique de la ville a diffusé une pragmatique de voisinage, de collaboration et d’intérêt pour ce qui lie les gens et les catégories ensemble dans ce pays : la démocratie, ses rites et ses mythes. En confiant à l’appareil associatif une part importante de l’action concrète sans guère l’incommoder, la politique de la ville a aussi diffusé de l’expérience démocratique basique et méthodique. Des mouvements contradictoires de ces deux tendances, on ne sait encore vraiment qui l’a emporté et l’on ne sait surtout ce qui serait advenu sans ce projet global de redistribution dès lors orchestré par la DIV. Mais on peut attester que d’un bout à l’autre de la chaîne, les acteurs impliqués dans la politique de la ville ont diffusé de l’attachement républicain et de la pratique démocratique qui se sont présentés comme le fond local de la mise en scène d’un respect prenant en miroir les valeurs d’égalité, de fraternité ou de droits humains.
Les tensions sociales n’en ont pas pour autant disparu, loin s’en faut. Elles ont même jailli à plusieurs reprises de façon violente lors d’émeutes fameuses. C’est là la limite de la politique de la ville. Elle n’a pas pu empêcher qu’un ministre de passage dans un quartier populaire lui balance ce qui est apparu à toute une population comme un irrespect d’Etat, une insulte envoyée avec violence dans sa globalité à toute la jeunesse populaire. C’est que, paradoxalement, la politique de la ville n’a pas investi le champ politique. Ou plutôt, elle s’en est emparée dans ses années folles mais n’a pas tenu la distance : le politique comme art de la conduite de la Cité lui a glissé entre les doigts. Tendant à devenir une modalité technique de redistribution investie de tradition démocratique, elle n’a pas eu l’autorité suffisante pour imposer le respect à la corporation politique nationale. Tandis que les opérateurs de terrain (y compris les élus) investissaient une générosité professionnelle de tous les instants dans cette fameuse politique de la ville, la corporation politique nationale est restée sourde aux demandes de respect que lui adressaient les catégories populaires du pays.
Le choix politique qui se présentait à la politique de la ville et dont elle ne s’est finalement jamais emparé, c’est celui qui oppose la sage gestion des choses à la colère contre l’injustice. Pendant que la politique de la ville se mettait en place s’engageait un mouvement de réversion historique du partage. Pour la première fois depuis quatre ou cinq siècles, les inégalités entre catégories sociales du même pays au lieu de s’effacer, se creusaient. Il n’aurait pas de sens d’en faire grief aux acteurs de la politique de la ville. Mais on peut dire qu’en tant que projet, celui-ci s’est fait piéger dans les filets des convenances. Le quadrillage hyper professionnel et fortement lié aux populations qu’a assuré la politique de la ville a contenu souvent et contrôlé efficacement des rages populaires légitimes au regard du partage inégal et qui se sont retrouvées bien seules tandis qu’elle attendaient elles aussi les repères historiques, les langages et les rêves qui font bouger l’histoire.
Marc Hatzfeld
Conférence donnée pour la DIV à l'ENS Lyon. 2010
Contribution à un appel de la DIV lancé par Adil Jazouli pour une évaluation de la Politique de la Ville, puis au colloque tenu à l’ENS de Lyon en 2010 sur ce thème, paru cette même année dans la publication de la DIV.
Photo L'express