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Les Hijras ou quelques flottements de l'identité sexuelle

Je circule en cycle-rickshaw avec ma fille de seize ans à Jodhpur lorsque la Mousson s'abat sur nous avec fracas, faisant en quelques minutes monter le niveau de l'eau dans la rue. La foule des passants rit de ses efforts à se déplacer dans le courant bourbeux qui monte jusqu'aux genoux. C'est alors que se glisse à côté de notre petite machine une autre chargée de trois femmes débordant d'une joie insolente, trois Hijras. Apercevant une adolescente si blonde, les Hijras manifestent avec force gestes et mimiques qu'elles la trouvent trop jolie, cette fille, et qu'elles voudraient l'inviter dans leur rickshaw, le nôtre étant encombré de sacs, n'est-ce pas? Oui? Non? Finalement la jeune fille s'en va partager quelques minutes le rickshaw de ces dames pour la joie de la rue et celle des Hijras qui jouent maintenant aux mamans ou aux amoureuses, on ne sait pas.

Gayatri Reddy(1) choisit de caractériser les Hijras comme un troisième genre, mais le terme sanscrit de Tritiya Prakrti qui vient des Kama Sutra(2) signifie bien une troisième nature, une troisième nature sexuelle. Les Hijras ne se définissent pas comme des hommes qui choisiraient la condition féminine ou un mode sexuel différent ou une orientation du désir mais, le plus souvent, comme des femmes nées dans des corps d'hommes. Quels que soient par ailleurs leur mode de vie, leur statut ou leurs désirs affichés, elles se déclarent Hijras et jouent aux femmes. Tous les voyageurs de l'Inde les connaissent pour les avoir au moins rencontrées dans le train. Elle surgissent à deux ou trois, fondent sur les passagers avec une gaieté pleine d'énergie, saisissent la première main qui se présente et disent la bonne aventure contre un billet. Elles font tinter leurs bracelets de pacotille, frappent avec vigueur dans leurs mains en guise d'avertissement aux récalcitrants; et passent leur chemin comme une volée d'oiseaux. Sous la probable injonction des groupes LGBT, au début de l'année 2017, l'état du Kerala leur a octroyé des postes dans les transports publics. Celles que la presse a interviewé à ce sujet, disent combien elles sont reconnaissantes à l'entreprise et à leurs soutiens associatifs pour leur fournir des conditions de respectabilité. Voyons comme les Hijras nous confient quelques unes des images de la représentation du genre dans la tradition indienne au long cours. J'appelle tradition ici cet ensemble d'idées, de contes, de métaphores, puisés dans des textes sacrés ou profanes, anciens ou contemporains qui, comme elles le font en d'autres domaines, pétrissent et donnent forme au genre, à ses conflits et à ses mouvements libératoires. Les discours traditionnels sont répandus dans leurs versions de cartoons ou de chromos à trois sous, de chansons populaires ou rituelles, de traités ou de sculptures, de poésie ou de rumeurs qui habitent hindous comme musulmans.

Selon l'orthodoxie brahmanique(3), quatre buts sont assignés aux humains. Artha, qui est le devoir des maîtres de maison, ne nous intéresse guère. Les trois autres but nous concernent dans cette observation. Moksa est la libération de la condition humaine; but facultatif qui s'adresse à ceux des humains qui sont sur ce coup en recherchant des pouvoirs. Dharma n'est ni la religion, ni l'ordre, ni la loi, mais tout cela à la fois dans les débats philosophiques comme dans l'intimité de chacun; et l'on peut admettre que ce Dharma puisse être exaspéré par le dernier but des humains : Kama. Kama est l'amour, un art soumis aux femmes qui se déploie, entre autres, sur les sculptures érotiques des temples de Khajuraho ou de Konarak, un amour dans lequel se perçoit la puissance du désir, la quête du plaisir et plus encore.

Dans l'un des textes anciens de l'Inde, le Rk Veda Samhita(4) rédigé entre 1500 et 900 ans avant l'EC, on lit qu'au commencement du monde rien n'existait, "ni non-être ni être, ni mort ni non-mort [...] à l'origine les ténèbres étaient cachés par les ténèbres." Puis, dit le Rk Veda, "par la puissance de l'ardeur (Tapas), l'Un prit naissance, vide recouvert de vacuité". et il ajoute surtout que "Le désir (Kama) en fut le développement originel." Tapas engendra donc Kama" (le Désir, l'Amour) jusqu'à ce que ce dernier prenne la forme du désir amoureux. Ainsi le Tapas archaïque, duquel Kama provient, est Un et échappe donc aux distinctions de sexe. Cet héritage préserve à son tour Kama des mêmes distinctions. Les formes passagères du féminin et du masculin dans lesquelles s'inscrit Kama n'affectent pas la nature asexuée du désir originel. En d'autres termes, venue du fond d'une métaphysique vécue au jour le jour, la distinction sexuelle est contingente en Inde dans l'expression même du désir.

Plus loin dans le texte, les Vedas prennent distance avec la rencontre des genres comme condition de l'engendrement. Il y est raconté qu'Agni, le terrible dieu védique du feu qui adonné son nom aux lanceurs balistiques contemporains, Agni est né de deux femmes. Il est précisé que son engendrement est l'effet non d'une pénétration, mais d'un frottement. Les Vedas poursuivent dans cette direction qui suppose déjà la liberté du désir lorsque cet autre dieu védique, celui du soleil cette fois, Surya, s'adressant à une jeune fille Kunti, lui assure que la virginité est un état d'autonomie et que le désir est naturellement libre: "Que chaque homme et chaque femme ne devraient être soumis à aucune limitation, telle est la loi de la nature(5)."

Le monde des Hijras n'est pas homogène. Les Hijras se distinguent les unes des autres sur la tension qui oppose Kama et Dharma. Le Dharma d'une Hijra, selon ce qu'en rapporte Reddy, est d'accomplir, sur demande, un rituel de mariage visant à assurer la fertilité de la nouvelle épousée. Pour cela, une Hijra qui se respecte cultive ses pouvoirs par l'ascèse, une ascèse qu'elle conquiert par une condition de renonçante qui inclut le nirvan, littéralement l'extinction, en fait l'ablation de tout l'appareil génital masculin de la personne. Ces femmes se considèrent du bon côté de la communauté, celle des badhaï Hijras vivant du rituel sacré efficace par opposition aux kandra Hijras qui vivent de prostitution. La part du choix libre est difficile à déterminer chez les kandra Hijra tant du fait de la peur de nirvan (l'émasculation) que de la tentation des plaisirs faciles; mais aussi, selon leur détractrices badhaï du moins, du fait de leur goût de l'amour des hommes et avec eux, de leur penchant pour l'amour. C'est l'infinie dispute de Dharma (l'Ordre) contre Kama (l'Amour) qui est contée de mille et une façons.

Une version classique de cette dispute met en scène le superbe Shiva qui, taquiné par Kama tandis qu'il médite, carbonise celui-ci d'un regard courroucé, ce qui atteste en passant du pouvoir que lui confère Tapas, son ascèse. Les histoires sont nombreuses de Indra, le roi des dieux, envoyant une apsara sexy séduire un ascète dont la puissance pourrait lui faire de l'ombre ou même l'évincer. Celle de Marici et de Kamamañanjari raconte l'inverse depuis son VIe siècle EC. Marici était un redoutable ascète, retiré dans la forêt où il s'adonnait depuis longtemps à des exercices lui assurant des pouvoirs insurpassables. Tandis qu'il médite un matin, arrive par le chemin, tout en pleurs, la belle Kamamañjari qui le supplie: Je suis une frivole courtisane qui veut échapper à son destin, s'il te plait Marici, accepte moi comme disciple et je serai appliquée et loyale. A peine Marici a-t-il accepté la jeune femme après les hésitations de circonstance, que surgit de la forêt une cohorte furieuse menée par une femme qui l'interpelle en ces termes: Grand Marici, je sais que ma fille Kamamañanjari est ici pour fuir sa condition de courtisane. Mais cela fait trente ans que j'investis dans ma fille des vêtements luxueux, des cours de danse, de poésie, de beau parler, de cuisine sans parler des tonnes de parfums et d'huile pour que ma famille en attende quelque bénéfice et voici que cette ingrate prétend à la sainteté et déserte son poste. Pense à nous. Dans trois jours elle sera de retour chez vous, réplique Marici avec un clin d'œil.

Mais Kamamañjari s'avère une élève impeccable du rituel, de la méditation et de l'ordre ménager. Jusqu'au jour où le puissant renonçant se distrait une seconde de son exercice pour la regarder. Kamamañjari capte ce regard de biais et sollicite un entretien. Discutons de Kama et de Dharma demande-t-elle. Marici explique Dharma avec patience. Mais comme il avoue ne rien savoir de Kama, c'est Kamamañjari qui prend alors la parole. Et, à ses évocations des effets du plaisir amoureux, elle emballe l'ascète de telle sorte qu'il veut en faire l'expérience tout de suite. Les deux complices s'en vont alors vers la grande ville où se donne justement le festival de l'amour. Marici, dont la réputation brille encore, est reçu par le roi qui offre réception en l'honneur des deux invités de marque. C'est à cet instant que, du fond de l'assistance, une femme se lève et clame à la stupéfaction de l'assistance: Je suis en ton pouvoir, Kamamañjari, tu as gagné! Je t'avais traité de prétentieuse pour avoir annoncé que personne n'échapperait au pouvoir de ta beauté, pas même Marici. Je t'ai mise au défi et j'ai perdu. Fais de moi ce que tu voudras. Kamamañjari congédie l'ascète penaud d'un geste et conclut devant le roi et ses courtisans épatés, par la victoire de Kama sur Dharma.

Les badhaï Hijras qui obéissent au Dharma vivent en communauté autour d'une guru, elles ont pour la plupart subi le nirvan, apprennent et pratiquent la discipline qui leur assure le pouvoir de fertiliser les femmes et même de faire pleuvoir tant qu'à faire; elles se disent renonçantes comme les innombrables saddhus des routes et chemins du sous-continent. Elles sont dévouées au respect (izzat), prennent leur rôle au sérieux et ne veulent rien avoir à faire avec les kandra Hijra qu'elles traitent de putes. Les kandra Hijras sont certes un peu putes, mais elles flottent surtout dans l'ambigüité. Elles prétendent être passées par le nirvan, mais ce n'est certainement pas le cas de toutes. Elles vivent en bande dans les interstices pourris de la ville, ne se soucient ni de respect ni de respectabilité, se prostituent pour vivre et s'épilent le menton l'une l'autre en riant pour ne pas hurler de douleur. Le statut de Hijra leur offre des plaisirs amoureux; elles ne parlent pas de contrainte à la prostitution. Pourtant ces deux types ne sont pas exclusif l'un de l'autre. Les deux conditions sont si rudes à leur façon, que les Hijras passent de l'une à l'autre, prétendent être de l'une pour donner le change, mais sont plutôt de l'autre, brouillent les pistes. Elles se connaissent bien dans les marges urbaines et se rencontrent.Les opposés sont poreux.

Quoiqu'elles se prétendent et soient à bien des égards musulmanes, les Hijras servent des divinités qui leur sont propres. Mais la divinité qu'elles aiment vraiment, celle en qui elles se reconnaissent est Ardhanarishwara, la divinité mi-homme mi-femme dont beaucoup de statues émerveillent des foules pellerines. Les visiteurs d'un temple shivaite à demi détruit à Osian se concertent charmés devant cet indécis divin tranquille et gracieux haut de deux mètres, évoquent de la main le sein unique en demie-sphère du personnage, rient, s'interrogent et se racontent des histoires entendues à l'école ou dans les familles. Ardhanarishwara existe depuis le premier siècle de l'ère commune et s'est multiplié dans la splendeur de la période Gupta qui s'étend dans le nord de l'Inde entre 320 et 600 de l'EC. La forme courante d'Ardhanarishwara combine Shiva avec sa parèdre Parvati. La statue attache ces deux moitiés par une bissectrice laissant à chacune ses attributs de puissance et de sexe. Les histoires de l'origine de cette combinaison sont nombreuses, les plus fameuses faisant état d'un amour fusionnel. Mais il est surtout écrit dans les Puranas (les écrit anciens) que l'union des deux sexes en un, est la condition de la création, par opposition à la reproduction qui n'intéresse personne. Dans ce cas, la divinité mâle et la divinité femelle représentent respectivement ce qu'on peut nommer, par une transposition trop rapide, l'Esprit et la Matière (Purusha et Prakrti) dont la rencontre fait surgir le monde selon la philosophie dualiste du Samkhya. Voici une autre source de pouvoir créateur de cette troisième nature de Hijra.

La divinité qui excite volontiers les Hijras des deux bords est encore Shiva, mais sous sa forme de Brhannala car ce dernier était sans équivoque une manifestation du troisième genre. Bien sûr, c'est par une malédiction que Shiva a dû accepter le corps eunuque de Brhannala, mais notre vie n'est-elle pas une malédiction ?, demande la Hijra qui raconte cette histoire à Gayatri Reddy? Pour les kandra Hijras partisanes de Kama, le référent est plus volontiers Arjuna dans sa célèbre posture de copain de Krishna. Debout dans un char, les deux amis devisent de leur avenir immédiat. L'avenir immédiat est la guerre,Krishna est un dieu et ce qui lie Arjuna à Krishna est Kama, l'amour éternel que Indra, toujours roi des dieux, lui a accordé(6). Nous sommes revenus dans la belle mythologie de l'amour où tout est permis, comme l'atteste cet autre conte que voici, chantant les amours de Shah Hussayn et de Madho.

Hussayn est un jeune homme de grande érudition philosophique menant une vie de bâtons de chaise quand il aperçoit un beau jour, alors qu'il déambule en compagnie de ses amis fêtards, la magnifique silhouette de Madho.

"Madho était d'une beauté et d'une grâce merveilleuses

Jeune homme raffiné, né d'une noble lignée de brahmanes

Tendre et délicat, de la liqueur de son regard malicieux.

N'importe quel adorateur de la grâce tomberait ivre mort...(7)"

Hussayn sait que Madho l'infidèle l'entrainera loin de son dieu tandis que Madho résiste aux assauts du premier, résiste encore, puis finit par craquer. Le jour de la fête de Holi, les deux amis se parent de couleurs comme c'est l'usage puis dansent l'un pour l'autre sur la cadence des frappements de main de leur bande de lurons. Le cœur de Madho est attrapé. Il résiste sans y croire par crainte pour sa réputation, dit-il, rappelant au passage que ces amours sont clandestines.

Hussayn finit par gagner le corps de Madho de sorte qu'ils vivent maintenant ensemble, s'aiment à n'en plus pouvoir et ne se lâchent plus d'une semelle. Cependant Shah Hussayn se comporte désormais comme un initié selon le Coran, un saint vers qui convergent des foules qui boivent ses paroles. Mais la population de Lahore murmure contre ces deux extravagants, au point que le puissant empereur Akbar demande à rencontrer Hussayn, l'invite et l'interroge sur son goût du vin, mais pas sur sa sexualité. La réponse que fait Hussayn le convainc de la sainteté du jeune homme. Passant outre les censures, cette histoire célèbre la rencontre fertile de l'amour charnel entre deux hommes avec la sainteté. C'est encore une histoire de pouvoir. Il faut revenir au Kama Sutra pour mieux comprendre le sens et l'intensité du désir tel qu'il s'impose en Inde dans des relations de personnes du même genre.

Le Kama Sutra a été écrit vers le Ve siècle de l'EC alors que commencent à s'organiser des villes populeuses. Souvent présenté comme un inventaire de postures acrobatiques, le Kama Sutra ne se soustrait pas à cette dimension technique, mais ne s'y limite pas. Plus qu'un traité de la pratique sexuelle, le Kama Sutra est la valorisation de ce qui fait le cœur d'une civilisation urbaine naissante en Inde selon son auteur Vatsyayana : la recherche du raffinement amoureux. Les villes existent déjà depuis longtemps dans la mythologie indienne de cette époque. Les épopées sont toutes deux organisées autour de villes fabuleuses: Hastinapura pour le Mahabharata et Ayodhya l'imprenable pour le Ramayana. Dans le Ramayana, une autre ville fait d'ailleurs un écho surprenant à Ayodhya, c'est Lanka, la ville libre, somptueuse et voluptueuse des ennemis de Rama que sont les démons Raksasas, la ville de l'envers des rêves.

Le Kama Sutra de Vatsyayana célèbre le raffinement urbain, l'élégance et la liberté. Jamais n'est écrit un mot de prescription ou d'interdiction sur le ton de la bienséance. Jamais l'auteur ne rejette une opinion qui lui déplairait, car il les envisage toutes. L'emphase mise sur l'activité sexuelle est inscrite dans un contexte de célébration des arts et de la finesse relationnelle. La logique classificatrice des caractères masculins et féminins, des postures, des situations et des plaisirs confèrent au texte une allure didactique. Les descriptions de postures ou de pratiques pour personnes de même sexe y compris les plus extravagantes, sont examinées avec une distance attentive. Vatsyayana insiste que postures ou pratiques ne sont ni recommandées ni nécessaires: chacune correspond à certaines occasions pour certaines personnes en certains lieux. On n'est donc pas surpris de comprendre que les relations entre personnes de même sexe soient aussi admises et valorisées que d'autres combinaisons. Le texte suggère sur le mode clinique que le champ des pratiques sexuelles humaines est une source indéfinie de plaisirs.

Il est malaisé de savoir la façon dont cet arrière-fond du genre rencontre, dans des luttes de libération ou de reconnaissance actuelles, des modèles opposant une sexualité régulière à une autre qui ne le serait pas. Le genre est ici flottant, souvent indécis, parfois changeant, toujours à deux doigts de s'abandonner à la transgression. Le genre porte des noms inattendus, se déforme ou se distord par surprise chez un auteur ou un conteur. Des exploitations féroces, des crimes jamais punis, des viols par millions, des abus permanents, le territoire du genre est un champ de bataille féroce en Inde et rien n'y semble jamais acquis. Cette tension se noue dans un aujourd'hui globalisé aux conflits de caste, de religion et de classes pour embrouiller les projets libératoires. Car voici que le système des agences de ONU et des ONG multinationales a exporté depuis les années 1990, dans le sillage des luttes contre le sida, des subventions considérables, aussi perverses qu'indispensables, pour affronter la pandémie. La plupart des organisations féminines et LGBT ont résisté à cette facilité qu'elles dénoncent comme une invasion néocolonialiste des modèles du sexe comme du conflit: "Les minorités sexuelles ont toujours assumé leur identité, dans divers espaces sociaux et sans la rhétorique de l'Ouest"(8). D'autres ONG saisissent au vol ces opportunirés. Le débat est engagé. La résolution de cette embrouille tend à opérer la rencontre des activistes féministes et LGBT courageuses et prudentes, avec la recherche académique qui nourrit une réflexion ouverte sur ce qui se passe en Inde et dans le monde. Les uns et les autres se connaissent et se concertent, voire se confondent. La tension opposant Kama à Dharma n'en finit pas de changer de forme et de rythme.

Le flottement ou la fluidité des genres se glisse cependant dans l'indécision de la pratique sexuelle. C'est que, quel que soient leur nombre, les genres vivent en Inde des existences plutôt séparées incitant chacun à s'inventer, du dedans, ses propres pratiques. Pratiques de plaisir quand deux garçons explorent leurs corps entre eux: on appellera ça s'amuser (masti) et on n'en fera pas une affaire. Pratiques de résistance à l'assimilation des courants majeurs (maintreaming sexual minorities), chez les Hijras. Ou pratiques d'inventivité chez ces femmes de la haute, surprises ici dans une fête dont elles ont exclu les hommes. Une vingtaine de femmes de la haute société bengalie participent à cette fête qui célèbre la fin d'un séminaire de théâtre. Upper class, upper caste. Mon premier papotage tourne autour des métiers de chacune et de la saison. Un verre de bon whisky et on vire sur Mamata Banerjee, la Chief Minister locale, ça décoince. D'autres filles et femmes arrivent. Nouveau whisky, cigarette, brouhaha sympathique de femmes qui s'embrassent, se racontent en Bengali mêlé d'Anglais et la musique se met en marche. On grignote, le niveau du son monte, on ne s'entend plus, on se rejoint sur la scène. Là une bande de femmes déchaînées se sont mises à danser, jetant leurs bras en l'air en mimant la télé. Une chanson fait l'unanimité, elles s'y jettent à tue-tête. La lumière avait déjà baissé, mais là il fait carrément sombre. On s'empoigne et on se frotte. Ça boit sec. Une grande bringue trébuche et s'étale par terre. Une fort jolie se jette sur la première et les voici qui se roulent sur la moquette. Une bouteille se renverse sur la piste. Tout le monde crie, tout le monde rit, tout le monde se tripote en dansant dans le noir. Pas de lascivité entre ces femmes et, mis à part trois accidents de whisky, aucun abandon. Je sens en revanche de la tendresse, de la complicité, de l'amitié partout, de la sensualité à tout berzingue et du désir gourmand. Même liberté de geste et de joie que dans les nuits gay du San Francisco des années 1970. Vient la fin de la fête. On rallume la lumière, on se rafraîchit, on réajuste ses fringues, trois filles se font la malle en titubant, les autres vont se pomponner et l'on se rassemble autour d'une table drapée de blanc et fleurie pour un festin de petits plats savoureux mêlant poissons, verdures épicées, œufs brouillés, fromage et desserts, offert et orchestré par la maîtresse de maison vêtue d'un impeccable sari de soie, affable et alerte: sourires attentifs, gestes gracieux, plaisanteries légères, passage par la gastronomie et retour à l'urbanité. Dharma, les hommes en général et les maris en particulier ne sont jamais loin, mais c'est Kama qui a présidé ce soir à la fluidité des corps.

Marc Hatzfeld

Paru dans Chimères en avril 2018.

 

(1) Gayatri Reddy, With respect to sex, The university of Chicago press, 2005 (2) Kama Sutra 1.5: 27 (3) Madeleine Biardeau, L'hindouisme, anthropologie d'une civilisation, Flammarion, 1981

(4) Rk Veda Samhita X, 129 (5) Vana Parva CCVI, dans le Mahabharata

(6) Bishma Parva XXXVI, 82, Mahabharata (7) Haqiqat al-Fukara, de Shaik Mahmud ibn Muhammad Pir, circa 1662

(8) Globalizing queer? AIDS, homophobia and the politics of sexual identity in India, Subir K Kole, Globalization and Health, 2007

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